Chevaux légendaires

Elle s'appelait Tormenta

Altaïr
Amira
Tormenta
Zaldia
Bucéphale

Table des matières

Prologue

Prologue

Mon Général, ai-je failli à la mission que tu m’as confiée ?

J’ai chevauché sans relâche dans ces terres inconnues, toujours en direction du Sud. Ton laisser-passer ne pouvait servir auprès des tribus barbares que j’ai croisées, ils parlaient une langue incompréhensible et se montraient hostiles. J’ai dû parfois tailler ma route à la force de mon épée, choisissant ensuite d’éviter le genre humain. Puis montagnes, vallées et plaines cédèrent la place à une immense étendue d’eau salée.

Désemparé, je poursuivis mon chemin vers l’ouest, longeant les côtes, et espérant trouver le moyen de franchir cette mer pour regagner le Sud. Je trouvai un port, flanqué de rares navires marchands à quai. À force de gestes et en présentant quelques-unes des pièces d’or que tu m’avais confiées, le capitaine d’un des navires accepta de me faire embarquer, mais sans mon cheval. Je lui rendis sa liberté à regret. Je commençai à goûter au roulis des flots quand, au bout de longs miles marins, nous subîmes l’attaque d’une galère.

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Les pirates étaient aussi féroces qu’habiles. Flanc à flanc, ils lancèrent l’abordage. Je combattis vaillamment auprès de l’équipage. Mais je compris vite que l’assaillant aurait le dessus, et je décidai de tenter le tout pour le tout. Je m’entaillai la cuisse, glissai l’objet que vous m’aviez confié dans la plaie et bandai ma cuisse à l’aide d’un lambeau de voile. Les pirates achevèrent ceux dont les blessures étaient trop graves, pillèrent la cargaison de notre navire avant de le couler par le fond. Les survivants furent enchaînés aux rames, esclaves d’un fouet impitoyable, et mon existence de galérien commença.

Cette mer était le siège d’un ballet de combats entre barbares tous plus sanguinaires les uns que les autres. Je survécus en tant que marchandise humaine, force brute capable de manier la rame sans gémir ni quémander. Toute évasion était impossible. Ma plaie à la cuisse cicatrisa étrangement vite et nul n’aurait pu se douter de ce qu’elle renfermait.

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Des saisons, des années d’esclavage passèrent ainsi, balloté d’une mer à une terre, d’une terre à une autre mer, découvrant ainsi l’immensité et la diversité de ce monde qu’Alexandre voulait dominer. Je vécus comme esclave jusqu’à ce qu’une tempête fracasse le navire de mon dernier maître. Je fus emporté avec des débris du navire jusqu’à une rive inconnue. Je me débarrassai de la chaîne qui entravait encore mes chevilles en la fracassant contre des rochers, et enfin seul et libre, je choisis de m’éloigner de cette mer aux flots plus chargés de sueur et de sang que les champs de bataille que j’ai parcourus avec toi, mon général, pour la gloire d’Alexandre le Grand. Qu’es-tu devenu après la défaite de l’Hydaspe ? Qu’est devenu notre Roi que j’ai vu tomber et emporter sur ton ordre sur une civière hors du champ de bataille ?

Je me souviens de ce jeune Roi flamboyant, fascinant et invincible, monté sur son formidable étalon Bucéphale, et pour lequel chacun de ses hommes aurait donné sa vie sans hésiter. Pourquoi a-t-il fallu que sa volonté inflexible de conquérir le

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monde, l’entraîne, nous entraîne, dans l’injustice, la démesure et la folie de ces massacres ? La dernière bataille contre les indiens, nous nous y engageâmes avec la peur et le dégoût aux tripes, mais seulement car c’est toi qui nous l’as demandé, Ptolémée, toi seul en qui tes hommes pouvaient encore croire. Et pourtant nous savions que pour la plupart d’entre nous, ce combat serait le dernier...

Sur cette terre du bout du monde où j’échouai, et que les flots encerclaient jusqu’au soleil couchant, je renonçai à chercher une issue vers le Sud. Je choisis de m’enfoncer dans les terres. Un jour où l’usure de la solitude et la fièvre eurent raison de mon courage et de mes forces, une femme barbare, flanquée d’une poignée d’enfants malingres, me recueillit et me donna à manger. J’appris sa langue, travaillai à ses côtés pour faire fructifier ses cultures, agrémentai les repas des produits de ma chasse. Jusqu’à ce jour où un ours des montagnes que je dérangeai lors d’une chasse m’infligea des blessures terribles avant que je n’aie raison de lui.

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Je sens la vie me quitter tandis que j’avance puis rampe pour retourner vers ma compagne. Je n’aurai pas le temps de connaître le visage de l’enfant qu’elle porte de moi, je n’aurai pas le temps de transmettre l’histoire de l’objet enfermé dans ma cuisse, il sera enterré avec mon corps dans cette terre étrangère qui aurait pu devenir mienne un jour. Général Ptolémée, j’ai emporté au plus loin que j’ai pu l’objet que tu m’as confié. S’il n’est pas parvenu aux confins du Sud, il est resté caché tout le long de ces années et il le restera.

Mon général, je meurs sans connaître la réponse à ma question. Ai-je failli à ma mission ?

Soldat Efcharisto, vers – 310 avant JC.

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Chapitre 1

Elle est née prématurément une nuit de Tormenta, d’orage et de tempête. Pendant que grand-père Ramundo tentait de sauver sa mère de l’hémorragie qui allait la terrasser, je frottai la pouliche avec de la paille pour la débarrasser du reste de la membrane de la poche des eaux et la réchauffer. Elle était si menue et remuait si peu. Sans savoir pourquoi, je me mis à lui souffler dans les naseaux, de toutes mes forces, comme si du haut de mes cinq ans je pouvais lui insuffler la volonté de respirer. Puis j’ai continué à lui frotter le poitrail, à l’encourager, à lui souffler dans les naseaux, malgré les injonctions de grand-père pour que je cesse de tourmenter la pouliche. Alors j’ai fondu en sanglots, je l’ai enlacée et je l’ai bercée en la suppliant de se réveiller. Puis j’ai senti la main de grand-père tirer sur mon épaule pour me forcer à la lâcher. À ce moment un coup de tonnerre fulgurant retentit. Je ressentis une brûlure intense au creux de ma poitrine et la pouliche inerte sursauta dans mes bras. Je desserrai mon étreinte, incapable de croire au miracle qui était en train de se produire. Les jambes de la pouliche, mues par

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un instinct de survie ancestral, bougeaient comme dans un galop ralenti. Son poitrail résonnait de battements de cœur chaotiques et elle tentait de soulever sa tête.

- Maldito ! s’est exclamé grand-père, incrédule. Pablo, tu l’as sauvée. Regarde, elle va réussir à se lever !

Les yeux brouillés par des larmes, de joie cette fois, j’assistai à ce moment merveilleux où un cheval nouveau-né parvient à se hisser sur ses jambes et amorcer quelques pas, avant de retomber d’épuisement, puis de recommencer et tenir gauchement sur ses jambes, tout étourdi mais quêtant déjà la mamelle.

- Continue à la réchauffer, s’est écrié grand-père. Je vais chercher du lait et une couverture.

Elle est revenue vers moi et elle a cherché à me téter les doigts, les oreilles, le nez, pendant que je tentais de la masser vigoureusement. Quand grand-père est rentré dans l’écurie, dégoulinant de pluie, elle s’était endormie, tout contre moi. Il m’a glissé un biberon dans la main et

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enroulé une couverture sur mes épaules, comme une cape pour nous envelopper et nous protéger tous les deux. C’était la première fois que je voyais grand-père Ramundo faire preuve de douceur. La pouliche a frémi dans son sommeil et ses lèvres ont tété dans le vide avant de se saisir de la tétine et de boire à grandes goulées. Grand-père a hoché la tête avant de murmurer :

- Vaillante petite. Comment tu veux l’appeler ?

- Tormenta.

La nuit de la naissance de Tormenta restera mon plus émouvant souvenir. Nous avons grandi ensemble, nous découvrant et nous rassurant mutuellement. Elle a rapidement forci et affirmé sa lumineuse teinte Isabelle avec des crins chocolat, gracieuse pouliche munie de hautes balzanes blanches. Les jours de grande chaleur elle pataugeait avec moi dans ma piscine gonflable, au printemps on jouait à cache-cache dans les hautes herbes et je lui ai même appris à jouer au football ! Si grand-mère n’avait pas été aussi inflexible sur le sujet, « Verdamnt, wir sind keine Tiere », (nous ne sommes pas des

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animaux !) j’aurais dormi toutes les nuits dans l’écurie avec ma jument. Le premier drame eut lieu quand on m’annonça que je devrais aller à l’école, puisqu’en Argentine, l’école est obligatoire de 6 à 14 ans. Pour me consoler, j’ai été autorisé à aller à l’école du village voisin à dos de cheval, comme les enfants du personnel de l’estancia, et nous « parquions » nos montures dans un pré jouxtant l’école. Ensuite, ce fut terrible de ne plus pouvoir aller à l’école à cheval, mais en bus, puisqu’après 14 ans j’entamai cinq années de secondaire jusqu’au Bachillerato, le Baccalauréat, dans la ville de Santa Rosa. Quant au plus dur, ce fut le départ à l’université à Buenos Aires.

Bien sûr j’étais fou de joie de prendre mon envol, d’avoir mon indépendance dans une chambre d’étudiant dans la capitale, mais j’avais aussi un immense chagrin de m’éloigner de ma Tormenta. Je ne la verrais plus que pendant les vacances scolaires, entre chaque semestre d’université. Grand-père Ramundo m’a parlé la veille de mon départ à Buenos Aires. Je sais qu’il avait du chagrin que je m’éloigne de l’estancia,

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où l’avenir des fiers Gauchos de jadis n’est plus aujourd’hui que celui de paesanos, pauvres paysans. Il m’a seulement dit sa fierté que je fasse des études. Et il a pointé sur ma poitrine ce morceau de métal hérité de notre ancêtre Esteban, attaché par un lien de cuir, que je porte depuis ma plus tendre enfance :

- Il a porté chance à notre famille depuis toujours. Ne t’en sépare jamais, et sois fort. Et ne te perds pas dans la grande ville. Adios !

Aujourd’hui que j’ai compris d’où venait ce maudit fragment de métal, je comprends pourquoi il ne m’a absolument pas porté chance...

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Chapitre 2

« Les Mexicains descendent des Aztèques, les Péruviens des Incas, et les Argentins descendent des bateaux. » Octavio Paz, poète, essayiste et diplomate mexicain (1914-98)

En 1877, le sort s’acharna sur mon ancêtre, Esteban Ruiz Escobar Mendoza. Sa jeune femme mourut en couches, emportant leur premier enfant avec elle. Une épidémie de fièvre aphteuse décima ses troupeaux. Un incendie de forêt ravagea champs et ferme. Il ne lui restait plus rien, que ce morceau de métal gravé de signes incompréhensibles, conservé dans la famille depuis des temps immémoriaux, et miraculeusement retrouvé intact dans les cendres de la ferme. Seul et sans le sou, Esteban décida de quitter son Espagne natale et d’embarquer pour le Nouveau Monde, déterminé à recommencer une nouvelle vie et à y faire fortune. Il débarqua à Buenos Aires en Argentine en 1878.

Esteban était un travailleur infatigable, et il amassa de quoi acheter quelques têtes de bétail et une terre. Dans cette immense et morne plaine de la Pampa, du nom de la tribu indienne qui occupait

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autrefois la région, il choisit un terrain à la rencontre du Rio Salado et du Rio Colorado. Il bâtit son Estancia sur ces terres grasses, où l’herbe était généreuse et nourrissante, et chevaux et bovins s’y multipliaient aisément. Il lui fallut bientôt de l’aide pour surveiller ses troupeaux, et il embaucha quelques Gauchos, des gardiens à cheval. «Gaucho» veut dire vagabond en langue indienne Quechua, il s’agissait essentiellement de métis hispano-indiens, rejetés par la société. Juchés sur des Criollos, les valeureux chevaux argentins, ils se révélaient aussi taciturnes que durs à la tâche. Un jour qu’il traversait ses terres, Esteban surprit à la rivière un des Gauchos qui faisait sa toilette. Quelle ne fut pas sa surprise de s’apercevoir qu’il s’agissait d’une jeune femme, dissimulée parmi ces hommes rustres et indépendants. Ce fut un coup de foudre foudroyant et Esteban épousa cette ténébreuse métisse sans nom mais au caractère bien trempé. Elle lui donna de nombreux rejetons qu’elle choya à sa manière, mais on raconte qu’elle préférait chevaucher dans la Pampa en solitaire.

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Quand je regarde son portrait craquelé au-dessus de la cheminée, les jambes parées de ses guardamontès telles des ailes de papillon en cuir qui protègent des griffures, le regard dur et lointain, je me dis que je n’aurais pas aimé l’affronter en duel. Mon grand-père, Ramundo Ruiz Escobar Mendoza, dit que j’ai sûrement hérité de son fichu caractère... Mais lui qu’on surnomme «El Zorro», le renard, et qui dirige d’une main de fer l’estancia transmise par notre ancêtre, a aussi sa responsabilité dans mon «fichu caractère». Je suppose qu’il a reporté sur moi ses espoirs de voir son fils reprendre sa succession à la tête de l’estancia. Et c’est une sacrée pression...

Mon cher grand-père, émerveillé par sa candide blondeur et ses yeux bleu indigo (qu’elle m’a d’ailleurs transmis), épousa Helga Siegfried, fille d’immigrés allemands. Ils n’eurent qu’un fils, Cesar Ruiz Escobar Mendoza, mon père donc, qui abandonna rapidement le plancher des vaches pour devenir danseur de tango professionnel. Ah l’universelle mélancolie de cette danse des corps et des âmes

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enfiévrés... Il épousa ma mère, éblouissante danseuse elle aussi, prénommée Mafalda. Et ils m’ont nommé Pablo comme le peintre Picasso que maman vénérait. Mais emportés par la fièvre du tango et les tournées de spectacle à travers le monde, ils confièrent mon éducation à grand-père Ramundo et grand-mère Helga.

Bref, si je suis un garçon ténébreux et solitaire, au fichu caractère, ça vient en bonne partie de ma famille. Mais quand je suis sur le dos de Tormenta, et que nous galopons dans la vaste Pampa à bride abattue, je suis un autre. Des mouches pourraient rester collées à mes dents tellement je souris de bonheur et de plénitude.

Je dois cesser de penser au moment de retrouver ma jument, et me presser vers la salle de conférences. Aujourd’hui nous avons un invité scientifique venu tout droit de Mongolie, à l’autre bout du monde : le professeur Temudjin, qui a mis au point avec ses élèves de l’université d’Oulan Bator un modèle de robot de recherche de personnes disparues en conditions climatiques extrêmes. Il parait que ce projet est né d’une histoire vraie,

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arrivée à un de ses élèves dans les montagnes glacées du mont Altaï...

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Chapitre 3

Pour mes dix ans, je reçus un cadeau venu de Shangaï par la poste. Il était envoyé par mes parents, ces éternels absents, en tournée de spectacle en Chine. C’était un avion à hélices télécommandé, relié par un long câble à une sorte de game-boy ancestrale. Fou de joie, je caracolais en faisant voler mon avion dans la maison, en émettant de forts bruits de moteur avec la bouche, jusqu’à ce que grand-mère me chasse dehors d’un « Raus ! » péremptoire. Ce jouet était une invitation au voyage extraordinaire. Je m’imaginais libre et fier à bord de mon avion, d’abord pour aller rejoindre mes parents à l’autre bout du monde quand je le souhaitais, puis quittant l’Argentine pour explorer des terres inconnues. J’étais un héros, un aventurier au grand cœur, prêt à lancer indifféremment de la nourriture à des populations déshéritées ou des bombes sur des ennemis super méchants, selon le scénario choisi. Je devenais Antoine de Saint Exupéry, livrant contre vents et marées le courrier à travers le monde pour l'Aéropostale, ou Charles Lindbergh, réalisant la première traversée de l'Atlantique en solitaire. Pilote infatigable et

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invincible, je finis par atterrir... dans les branches du Jacaranda centenaire planté par mes ancêtres à l’entrée de l’estancia. Les fleurs d’un bleu flamboyant formaient comme un ciel éblouissant au-dessus de moi, et je me demandais bien comment m’envoler dans ce ciel si haut pour récupérer mon avion. J’ai bien sûr tiré comme un forcené sur le câble, mais tout ce que j’ai réussi à faire c’était de l’arracher. Le plan B, c’était l’escalade, mais il me manquait une échelle pour espérer atteindre les premières branches horizontales. Alors je décidai de m’y prendre autrement.

Je sifflai un long trille, et ma fidèle Tormenta, qui broutait nonchalamment à quelques centaines de mètres de moi, dressa l’oreille en reconnaissant mon appel. Elle hennit joyeusement et me rejoignit au petit galop. Elle fourra son bout de nez dans mon cou, me mordilla les cheveux, caracola autour de moi prête à jouer. J’eus du mal à lui faire comprendre que je voulais juste me servir d’elle comme d’un escabeau, mais finalement, je réussis à la tempérer et à l’immobiliser sous les branches du Jacaranda. Là, je me mis debout sur son dos, et en

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tendant les bras j’agrippai une branche et me hissai comme un singe dessus. Il me fallait encore grimper pour atteindre l’avion, et après quelques manœuvres qui déplumèrent abondamment le Jacaranda, j’atteignis et je libérai l’avion. Je poussai un cri de victoire et là, mon pied dérapa. Je dégringolai, rebondis tel un fruit trop mûr et m’écrasai lamentablement au sol, dans un nuage de pétales bleus. Résultat des courses : un avion et deux tibias cassés. Heureusement que Tormenta a fait un boucan du tonnerre pour alerter les employés de l’estancia, moi j’étais un peu trop sonné pour appeler à l’aide...

Les quelques semaines de convalescence ont déterminé mes choix d’avenir. Certes, je ne pouvais ni monter à cheval ni aller à l’école, mais je cherchais par tous les moyens à réparer mon pauvre avion. Entre les débris de jouets électroniques apportés par les copains d’école compatissants, les outils prêtés par l’employé qui m’avait ramassé sous le jacaranda, les conseils glanés sur les forums internet des passionnés de maquettes, puis ceux des fanas d’électronique et d’objets télécommandés, je réussis à

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refabriquer entièrement un avion télécommandé, et sans câble ombilical cette fois. Dans les années qui ont suivi jusqu’au Bachillerato, quand le temps était trop affreux pour gambader dans la pampa avec ma Tormenta, je m’amusais à rechercher des perfectionnements à mon avion : matériaux plus légers et solides, autonomie en vol, longueur de portée de la liaison par la télécommande... jusqu’à l’installation d’une caméra portée et de la commande de l’avion par un ordinateur portable. Lors de ma dernière année de secondaire, mon professeur de sciences a convaincu Grand-père de m’inscrire à l’université de Buenos Aires. À moi, il a signifié qu’un esprit curieux et aiguisé comme le mien ne pourrait que s’épanouir dans la découverte des nouvelles technologies... et que je pourrais également miniaturiser mon tank volant !

Voilà pourquoi je me retrouve aujourd’hui à étudier les nanotechnologies, et à me passionner pour les drones, qu’ils soient volants, roulants ou rampants. J’ai hâte de découvrir la création des élèves de cette université de la lointaine Mongolie...

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Chapitre 4

Je trouve que le « Drobot » des étudiants du professeur Temudjin, ce drone-robot, est une invention de génie ! Sa forme, plutôt ignoble au premier abord, genre mélange de chenille mutante et de cafard volant, lui permet de se mouvoir dans toutes les conditions géographiques et climatiques. Ce truc pourrait gagner la médaille d’or au décathlon : il peut voler, bondir, ramper, courir, nager, skier, langer des grappins, escalader des parois lisses, se tirer de toutes les situations catastrophiques. En plus il est « intelligent », il s’adapte de lui-même aux conditions rencontrées et il est capable d’effectuer des opérations sur le terrain de lui-même ou en réponse aux commandes d’un opérateur à distance.

- On dirait le robot de Luke Skywalker dans la Guerre des Etoiles, en plus moche ! s’esclaffe d’une voix tonitruante mon copain Tiago en me fichant une grande claque dans le dos.

Lui alors, il ne peut pas s’empêcher de me mettre la honte avec ses interventions débiles. Mais le professeur Temudjin ne se laisse pas démonter et attend que les rires cessent pour enchaîner :

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- Lequel, R2D2 ou C3PO ? En tout cas, j’espère que, tout moche soit-il, notre  « Drobot » sera aussi utile à l’humanité que ses robots l’étaient à Luke Skywalker !

Et le professeur poursuit ses explications. Ce Drobot est équipé de multiples capteurs, GPS, sonars, gyromètres, etc. Une unité informatique traite les informations captées, et lui permet de s’adapter en conséquence. Par exemple contrecarrer une rafale de vent ou un courant marin pour réguler sa trajectoire. En plus, il prélève des échantillons de matière, filme, scanne, éclaire, enregistre, bref, cet espèce de robot est capable de faire à distance ce qu’une équipe de scientifiques expérimentés et super-équipés fait sur le terrain. Et tout ça avec l’aide non plus d’un ordinateur portable mais d’un banal smartphone ! Le professeur Temudjin nous passe alors sur le grand écran de l’amphi un court film montrant comment le robot peut intervenir dans des zones à risque pour les humains, par exemple en évaluant la toxicité d’une nappe phréatique polluée ou en inspectant une centrale nucléaire endommagée comme

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Fukushima. Il peut aussi fournir de précieuses informations aux sauveteurs en cas d’incendie de forêt ou bien d’incident climatique grave comme les cyclones et ouragans. Les applications civiles sont incroyables. Mais ce qui nous touche surtout c’est l’extrait du film où ce robot a pu détecter l’emplacement de personnes ensevelies sous une avalanche de neige, accélérant ainsi leur sauvetage et améliorant considérablement leur pronostic vital.

- Voyez comme ce Drobot s’écarte du modèle des drones militaires, destinés à une guerre chirurgicale où les cibles sont frappées à distance, sans risquer la vie d’un seul attaquant.

Tiago, pacifiste et antimilitaire convaincu, se lève et entame un de ses discours favoris :

- C’est honteux ! Ces prétendues « frappes chirurgicales » provoquent des dommages collatéraux inacceptables : des civils innocents meurent ou sont blessés et...

- Absolument, jeune homme, rétorque le professeur en envoyant le Drobot voler à travers

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l’amphi jusqu’au visage de Tiago, retransmis en gros plan sur le grand écran. C’est pourquoi j’ai recommandé à mes étudiants de déposer un brevet pour empêcher des exploitations meurtrières de cette invention. Mais laissez-moi maintenant venir au fait de cette intervention, poursuit-il en rapatriant de Drobot vers son bureau, d’un simple glissement de doigt sur l’écran de son téléphone. Puisque c’est l’objectif de votre formation universitaire, j’aimerais vous expliquer l’apport inestimable des nanotechnologies. Et comment nous avons pu les exploiter pour rendre ce robot encore plus performant...

Tiago, magnétisé par l’assurance tranquille de ce petit homme incroyable, se rassoit sans même grogner.

À la fin de cette intervention captivante, les élèves applaudissent, puis quittent lentement l’amphi en échangeant des commentaires élogieux. Moi j’ose aller voir le professeur pour lui dire mon admiration et lui demander s’il veut bien jeter un œil sur ma création, mon « Dravion ». Le professeur Temudjin, tout en rangeant ses affaires, sourit en relevant la tête. Alors comme

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une digue qui se rompt, je lui raconte avec passion l’histoire de mon avion. Mais à un moment, je sens qu’il ne m’écoute plus du tout. Son regard est fixé sur ma poitrine, puis remonte vers mon visage. Il semble abasourdi. D’autres élèves tentent de prendre la parole, mais le professeur Temudjin, lui, fouille fébrilement dans la poche intérieure de son costume, en sort un stylo et un petit carnet tout fripé qu’il me tend :

- Notez ici votre nom et votre numéro de téléphone, vous m’enverrez vos plans et photos par internet à l’adresse de l’université d’Oulan Bator.

Puis il récupère son smartphone d’une autre poche et me demande :

- Pour me souvenir de vous, puis-je prendre une photo ? Avec tous les visages que je croise...

Je hoche la tête, interloqué. Le professeur me fait signe de me rapprocher, écarte le col de ma chemise et prend plusieurs photos. Je me sens horriblement embarrassé, d’autant que Tiago et d’autres élèves me chahutent :

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- Rhôoo ! Le señor Pablo fait un casting ?

À ce moment, le directeur des études disperse l’attroupement et rappelle au professeur Temudjin qu’il doit se presser pour ne pas rater son avion. Ce dernier hoche la tête, rempoche téléphone, carnet et stylo, empoigne sa mallette et juste avant de repartir, me glisse à l’oreille :

- Je... quelqu’un va vous appeler de ma part, très bientôt. Je suis désolé, j’aurais aimé m’entretenir plus longuement avec vous. Vous pouvez faire une confiance absolue à cette personne...

- Dépêchons ! s’impatiente le directeur des études. Avec la circulation à Buenos Aires, vous savez, ...

Tiago me saisit sous le bras et m’entraîne dans la foule, en se dandinant comme une poule et en caquetant d’une voix haut perchée :

- Tu vas devenir une Staaar, querrrido ! Tu vas jouer dans Game of Drones, Pablo’s Anatomy ou Gossip Boys ! Tu me signes un autograaaphe ?

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Je choisis de rire aux taquineries de Tiago, mais je ne peux chasser de mon esprit les étranges paroles murmurées par le professeur : « Quelqu’un va vous appeler, faites-lui confiance »...

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Chapitre 5

Mon cerveau carbure à fond tandis que j’imagine des tas de nouvelles pistes pour booster mon « Dravion » avec de nouvelles applications. Parvenu dans le Self de l’université grouillant d’élèves bruyants, j’actionne le distributeur d’eau chaude pour recharger ma calebasse. Ici comme à peu près partout en Argentine, on peut à toute heure boire du Maté, cette herbe revigorante qui remplace avantageusement le café ou le thé. J’aspire dans ma « paille » en aluminium l’infusion chaude et légèrement amère, tout en tentant de remettre de l’ordre dans mes pensées. C’est à ce moment que mon téléphone vibre avec insistance...

Numéro international, inconnu. Serait-ce déjà la personne de confiance citée par le professeur Temudjin ? Un peu inquiet, j’accepte l’appel.

- Ici John Fitzgerald Hannibal, de la Hannibal Corp.

J’en laisse choir ma calebasse. Qui ne connait pas Monsieur Hannibal, ce milliardaire de génie dont les sociétés excellent dans les inventions

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technologiques les plus poussées, et qui de surcroît agit comme mécène auprès des chercheurs scientifiques du monde entier ? Qui ne rêve pas de bénéficier d’une bourse d’études offerte aux étudiants les plus prometteurs ? Mais je ne comprends pas pourquoi Hannibal en personne m’appelle, je ne suis qu’aux débuts de mon cursus universitaire et je n’ai pas encore fait mes preuves ? À moins d’une recommandation expresse d’un de mes enseignants... ou encore du Professeur Temudjin ? Je ne comprends pas, je ne lui ai pas encore envoyé les plans de mon « Dravion » ?

- Jeune homme, poursuit Hannibal dans un espagnol parfait à peine teinté d’un accent anglo-saxon, vous portez un pendentif qui m’intéresse pour sa valeur de témoignage historique. Je veux que vous le fassiez examiner par un des experts de la fondation Hannibal Human History, présent actuellement à Buenos Aires. Un taxi vous attend à la sortie principale de l’université pour vous emmener au point de rendez-vous. Mon expert, Horacio Cortès, vous dédommagera pour votre dérangement. Vous viendrez seul bien évidemment.

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Je n’ai pas pu placer un mot qu’il a déjà raccroché. J’ai cette désagréable impression d’avoir reçu un ordre auquel je ne peux désobéir, pire que quand grand-père Ramundo me commandait sans me fournir d’explications. J’ai horreur de ça et je n’ai qu’une envie, rappeler ce Hannibal et l’envoyer se faire cuire un œuf. Je ramassage ma calebasse vide et la fourre dans ma sacoche d’un geste rageur. Dans le brouhaha du self, des rires perçants parviennent à mes oreilles et je me tourne automatiquement dans leur direction. Ah, Tiago est en train de faire le beau gosse devant une cour d’admiratrices pâmées. Facile quand on a le physique de Cristiano Ronaldo... Quand il est lancé dans son numéro, rien ne peut l’arrêter et je ne parviens même pas à attirer son attention malgré de grands gestes d’épouvantail. J’aurais voulu lui parler de ce coup de fil mais ce n’est visiblement pas le bon moment. Je ravale ma frustration et me dirige vers la sortie de l’université en pestant. À peine le portail franchi, j’aperçois le conducteur d’un taxi noir et jaune à l’arrêt qui vérifie l’écran de son téléphone portable avant de me faire signe d’approcher. Je me dis qu’après tout, ne serait-ce que pour faire plaisir à grand-père, j’apprendrai peut-être quelque chose d’intéressant sur l’origine de ce fichu bout de métal, arrivé d’Espagne avec notre ancêtre Esteban...

Chapitre 5

Le chauffeur de taxi a mis la radio à fond, ce qui m’empêche de lui poser des questions. Il roule à la Fangio, ce coureur automobile argentin qui a été cinq fois champion du monde de Formule 1. Buenos Aires s’étend sur 203 km² et s'organise selon un plan en damier parfait qui semble se répéter à l'infini. À mon arrivée à la capitale, j’ai survolé la ville avec mon Dravion pour m’en faire une idée, et j’ai été impressionné par cette géométrie méthodique et tentaculaire.

À force de rouler comme un fou dans les avenues « à la française », ornées d’immeubles haussmanniens et bordées d’arbres, puis de prendre les virages à l’arrachée selon un trajet que le conducteur semble être le seul à connaître, je finis par ne plus être capable de me situer et je lutte contre la nausée qui me gagne. J’ouvre les fenêtres et m’accroche à la poignée de porte jusqu’à ce que le chauffeur soit forcé de circuler plus lentement dans des ruelles pavées. Aux façades des maisons sur pilotis badigeonnées d’une palette de couleurs vives, une initiative du peintre Benito Quiquela

Chapitre 5

Martin dans les années 20, j’identifie le quartier populaire de La Boca.

Par les fenêtres ouvertes, j’entends les passants s’interpeller en italien. Je sens à travers les effluves du fleuve tout proche des odeurs de tomates bouillonnantes, de friture, d’ail et de mozzarella croustillante, qui s’échappent des bruyantes terrasses des restaurants. Le taxi klaxonne et incendie les passants peu pressés, se faufile dans les ruelles jusqu’à une petite place au bout d’une impasse. Il envoie un texto et quelques secondes plus tard, une porte dissimulée par des bougainvillées flamboyants livre le passage à un gros homme en costume de lin clair. L’homme tend une liasse de billets au chauffeur avant de m’inviter à sortir du taxi. Il me salue d’une brève inclinaison de tête en se présentant :

- Je suis Horacio Cortès, antiquaire et expert près de la Fondation Hannibal Human History . Si vous voulez bien me suivre...

J’avale ma salive avant de m’exécuter. Mais dans quel pétrin je me suis fourré ?

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Chapitre 6

Je suis le Señor Horacio Cortès à travers un dédale de couloirs sombres, jusqu’à pénétrer dans une grande pièce inondée de soleil par une baie vitrée. Un sublime jardin intérieur rutile derrière la baie, l’œil butine entre les subtiles orchidées, les roses anciennes aux pétales soyeux, les bosquets bourdonnants de fleurs multicolores. Je me retourne vers l’intérieur de la pièce, et le temps que mes yeux s’adaptent à la clarté, je respire à plein nez l’odeur de la cire à bois. Le parquet blond impeccablement ciré renvoie la lumière vers le mobilier, un large bureau sculpté, émaillé de nacre, et encadré par de moelleux fauteuils Club en cuir. Sur les murs s’étirent des bibliothèques vitrées, pleines de vieux livres et d’une collection d’antiquités de tout genre. Une sensation de luxe voluptueux et de raffinement émane de cet espace protégé, insoupçonnable dans ce quartier populaire...

- Asseyez-vous por favor, fait Cortès en désignant un fauteuil en face du sien.

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Il fait glisser vers moi un verre en cristal empli de citronnade, où cliquètent des glaçons, puis il sirote une longue gorgée dans son propre verre en me scrutant avec insistance. C’est seulement quand j’ai reposé mon verre sur le plateau ouvragé que Cortès sort d’un tiroir une boite en plexiglas transparent, emplie d’un équipement digne d’un chirurgien-dentiste. Puis il désigne de ses doigts soigneusement manucurés le sous-main en cuir qui nous sépare sur le bureau :

- Voyons l’objet.

Avec réticence, je retire le pendentif autour de mon cou et le dépose sur le sous-main. Cortès ajuste une sorte de lorgnon grossissant sur un de ses yeux et manipule longuement mon pendentif à l’aide de fines pinces, comme celle des philatélistes. Son visage ne laisse deviner aucune émotion, aucun intérêt particulier. Mais je suppose que cela fait partie de son job d’antiquaire expert... Puis il laisse tomber d’un ton négligeant :

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- Ce bout de ferraille n’a aucune valeur marchande, je suppose que vous le savez déjà.

Je hausse les épaules :

- Ce n’est pas de l’or, juste un vieil alliage métallique. De toute façon il n’est pas à vendre, c’est un souvenir de famille.

- Bien, alors dites-m’en un peu plus sur ce dont se souvient votre famille, à propos de ce pendentif, rebondit le Señor Cortès en dévissant son lorgnon, puis en s’installant en profondeur dans son fauteuil, bras posés sur les accoudoirs.

Je lui raconte brièvement l’expédition de mon ancêtre Esteban, d’Espagne en Argentine, mais un peu agacé par le côté hautain du bonhomme, j’omets de lui parler du fait que ce bout de métal a résisté à un incendie...

- L’objet a donc été introduit en Argentine en 1878.

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- C’est ça. À vous de m’en dire plus, maintenant. Qu’est-ce que vous déduisez de votre examen ? Et pourquoi Monsieur Hannibal s’intéresse particulièrement à mon pendentif ?

Un mince sourire sans chaleur s’étire sur les lèvres de mon interlocuteur :

- La Fondation Hannibal s’intéresse particulièrement à l’époque hellénistique. Je suppose que vous n’avez pas appris le Grec, jeune homme, car vous auriez reconnu certaines lettres de l’alphabet grec ancien gravées sur ce pendentif.

- Ce bout de métal viendrait de Grèce ? Mais qu’est-ce qu’il fichait en Espagne alors ? Il date de quand ? Et vous savez ce qui est écrit dessus ?

- Doucement, doucement... poursuit Cortès sans se défaire de son sourire. Pour commencer, j’ignore ce qui est écrit dessus. Certains des signes gravés sont en effet des lettres grecques, mais elles n’ont aucun sens isolées ainsi. Ce pendentif n’est qu’un fragment incomplet

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d’une autre pièce, malheureusement inconnue de notre fondation. Ensuite j’ignore tout comme vous l’origine de ce pendentif, et pourquoi il se trouvait en Espagne à la fin du XIXème siècle. Si l’on veut dater cet objet et en savoir plus sur ses origines, il faudrait nous confier l’objet afin qu’il puisse être examiné dans un de nos laboratoires spécialisés.

Un éclat proche de la cupidité dans le regard de Cortès fait retentir comme un signal d’alarme dans mon inconscient. Je tends la main vers le sous-main pour le récupérer, quand Cortès s’en empare juste avant moi, le tient par le lien de cuir et le fait osciller devant mes yeux tel un hypnotiseur. Il susurre d’une voix mielleuse :

- Nous vous le restituerons après l’examen, bien sûr, avec le compte rendu détaillé des analyses. La Fondation est très généreuse avec ceux qui aident l’avancée des connaissances historiques.

- ça suffit, rendez-le moi, dis-je en affermissant ma voix du mieux que je le peux et en ouvrait la paume de ma main.

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- Vous n’aimeriez pas rouler à bord d’une belle voiture de sport par exemple ? Vos grands-parents ne rêveraient-il pas d’une retraite méritée plutôt que cette tâche pénible de venir jusqu’à Buenos Aires vendre le bétail au marché d’Ignas ? Le cours de viande n’est pas à son meilleur taux ces temps-ci...

Un malaise terrible m’envahit. Comment ce Cortès sait-il tout cela sur ma famille ? Et pourquoi veut-il à tout prix récupérer ce « bout de ferraille sans aucune valeur marchande » ?

Cortès laisse lentement redescendre le pendentif vers ma paume, son sourire disparaît pour être remplacé par une mine attristée :

- Quelle perte pour la connaissance historique... Néanmoins, la fondation voudrait conserver une... photocopie de l’original, en quelque sorte. Avez-vous entendu parler de la copie en 3D ? Ah oui, c’est vrai, depuis la crise financière en Argentine, les dotations aux universités se sont tellement amenuisées... Pourtant votre rectorat espère toujours

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acquérir une de ces machines, d’après mes sources. Peut-être que la fondation pourrait faire un petit geste ? Et peut-être que vous-même apprécieriez de voir en direct comment une de ces machines, dans la pièce adjacente au bureau, reproduit à l’identique tout objet qui lui est présenté ?

Whaaa... Mes pensées se bousculent comme des boules de billard dans ma tête. Ma curiosité est poussée à bout, et malgré ma méfiance à l’égard de cet individu un peu trop renseigné, je crois que je suis en train de me faire acheter... Mais c’est pour la bonne cause ! Une copieuse 3D à l’université, ce serait tellement génial ! Et je tiendrai ma promesse à grand-père de ne jamais me séparer de ce pendentif puisque je serai présent pendant la copie. Maldito, c’est d’accord !

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Chapitre 7

Je n’aurais jamais imaginé que derrière le bureau décoré à la façon des antiquaires haut de gamme, je me retrouverais dans une autre pièce ultramoderne, aseptisée, sans fenêtres, à écouter ronronner un monstre high-tech. Je suis hypnotisé par le fonctionnement de cette machine, reliée à de nombreux ordinateurs et appareillages. Cortès m’expose les étapes de la copie tridimensionnelle.

- Dans le bureau, les antiquités exposées sont des copies parfaites, réalisées en plâtre de Paris selon le modèle de fabrication additive développé par le Massachussetts Institute of Technology, dont la Fondation est bien évidemment mécène. Mais ici, je vais utiliser le FDM, Fuse Deposition Modeling, le modelage par dépôt de matière en fusion, qui pour une pièce de métal remplace avantageusement « l’encre » de cire, céramique, plastique ou autres matériaux.

Mon pendentif, débarrassé de son lien de cuir, repose sur une tablette en verre, au centre d’une sorte de sphère translucide.

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- D’abord, je modélise l’objet à copier en 3D, par cette caméra rotative en interface avec un logiciel de création assistée par ordinateur. Ensuite, je règle les paramètres d’impression : vitesse, épaisseur des couches, précision, puis je détermine le tracé des buses d’impression en générant le G-Code. Voulez-vous lancer l’impression ?

J’appuie sur la touche « Entrée », et aussitôt, derrière le paravent de protection contre la chaleur, j’observe la buse de l’imprimante se déplacer au bout de son manche pour déposer des filaments minuscules de matière métallique liquide, du contour au remplissage central puis couche par couche, pour obtenir la pièce finale. C'est l'empilement de ces couches qui crée un volume. C’est purement fascinant.

J’ignore depuis combien de temps je suis là à observer la danse de la buse mais les gargouillis de mon ventre m’enjoignent à m’inquiéter de me nourrir rapidement. Comme s’il avait lu dans mes pensées, ou juste parce qu’il a l’ouïe fine, Cortès me tend une liasse de Pesos d’un geste négligeant :

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- Je manque à tous mes devoirs. Allez vous chercher un en-cas, en espérant que vous appréciez la cuisine italienne. Je ne bouge pas d’ici, je dois surveiller la progression au millimètre près. Il y en a encore pour une heure et quatre minutes.

J’hésite à m’éloigner de mon pendentif, et si Cortès disparaissait en l’emportant avec lui ? Sentant mon indécision, Cortès agite les billets devant moi en plongeant son regard dans le mien :

- Allons jeune homme, je suis mandaté et rémunéré grassement pour effectuer cette copie et je l’effectuerai jusqu’au bout. Je peux vous garantir que je ne sortirai pas de cette pièce.

Son assurance me fait fléchir et je me dis que bouger un peu ne me fera pas de mal. Je saisis les pesos pour les glisser dans ma poche, m’étire en faisant craquer mes vertèbres et entreprends de remonter le chemin par lequel je suis arrivé. Whaa, la nuit est presque tombée ! Les parfums de nourriture me chatouillent les narines et je gargouille en émettant des

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vibrations étranges. Non c’est mon téléphone qui vibre. Ce doit être Tiago qui me cherche pour aller manger. Mais avant de décrocher, je m’aperçois que j’ai plein de messages en absence. Pourquoi ça n’a pas sonné ni vibré quand j’étais dans les locaux de Cortès ?

- Tiago, mange sans moi, je suis un peu occupé là...

- Pablo ? fait une voix d’homme, plutôt jeune mais déterminée, avec un accent étranger bizarre. S’il te plaît, poursuit-il dans un anglais que je peine un peu à suivre, écoute-moi attentivement. Je t’appelle de la part du professeur Temudjin, je suis Battushig, son élève qui a eu un accident en montagne en Mongolie et dont vous a parlé le professeur à propos du Drobot. Ma chute dans une crevasse gelée m’a permis de découvrir un cheval emprisonné dans la glace. Après mon sauvetage, les chercheurs de l’Académie des Sciences de Mongolie ont trouvé son cavalier, et divers éléments qui permettent de situer leur décès, à la fin du IVe siècle avant JC. Mais à partir de cet instant, la Hannibal Corp. a pris le contrôle des opérations, et fait transférer par

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avion frigorifique l’ensemble des « découvertes » à son centre cryogénique du Massachussetts aux Etats-Unis. Un ancien élève de mon université qui travaille là-bas m’a appris que le cavalier portait sur lui une lettre de change et un laissez-passer militaire, signés de la main de Ptolémée en -326, le général d’Alexandre le Grand. Le cavalier portait également sur lui une pièce en métal gravé très similaire à celle que tu portes en pendentif.

- Je ne comprends rien !

- Écoute encore. Grâce aux photos de toi que le professer Temudjin m’a envoyées, j’ai identifié le pendentif que tu portes comme le fragment d’une étoile à cinq branches. Identique au fragment retrouvé sur le cavalier glacé en Mongolie, et au fragment volé en Egypte. Par modélisation ces trois fragments s’emboîtent parfaitement. Cette étoile était portée par Alexandre le Grand, un des plus grands conquérants de l’histoire du monde. J’espère que tu n’as pas donné ou vendu ton pendentif ?

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- Non, j’ai refusé, mais le Señor Cortès est en train d’en faire une copie 3D. C’est pour les recherches de la fondation Hannibal Human History et...

Une exclamation de type borborygme rageur m’interrompt. Battushig reprend aussitôt :

- Pardon. La fondation n’est qu’un prétexte. C’est John Fitzgerald Hannibal en personne qui veut récupérer le pendentif, et il ne faut surtout pas qu’il y arrive ! J’ai rencontré cet homme, il est réellement dangereux, crois-moi.

- Mais... je... ?

- Cette étoile à cinq branches est le sceau de pouvoir qui rendait Alexandre invincible. Mais qui le conduisit à une folie incontrôlable. C’est pourquoi Ptolémée brisa l’étoile et confia les fragments à des cavaliers d’élite, pour les éloigner le plus possible d’Alexandre. Hannibal détient aujourd’hui au moins deux fragments. Si, avec la puissance de son réseau d’information, ses capacités financières illimitées et sa

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maîtrise des sciences les plus poussées, il retrouve tous les fragments, il pourra les rassembler et reforger l’étoile. Alors il deviendra aussi puissant et indestructible que l’un des plus grands conquérants - et dictateurs - du monde ! Avec tous les membres de notre « Réseau », nous travaillons à l’empêcher d’atteindre son but, mais il a réussi à nous devancer ! Ce Cortès est un intermédiaire désigné pour te prendre ton fragment, ne le laisse pas faire !

Je suis sous le choc de ces révélations. Je bredouille :

- Mais... mon pendentif... la copie 3D... le Señor Cortès... ?

- Hannibal ne doit pas mettre la main dessus ! Trouve le moyen de récupérer le pendentif au plus vite et fuis. Cache-le, cache-toi, mais d’abord jette ton téléphone pour qu’il ne puisse plus te tracer. N’utilise pas ton ordinateur non plus. Il a des mouchards partout et... le « Réseau » va... Krrr... Krr... Brouil... Krr...lage... B... Chance...

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La communication est alors brusquement coupée. Mon cœur tambourine dans ma poitrine et je commence à avoir vraiment la trouille. Comment je vais réussir à récupérer mon pendentif et à m’enfuir avec sans me faire prendre ?

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- C’est imminent ! m’annonce Cortès en refermant la ported’entrée derrière moi. Dépêchons.

Je peine à suivre son rythme, balourd de m’être empiffré dans les pulperias qui jonchent le quartier, ces épiceries-cafés qui vendent de tout et surtout de la nourriture, comme pour chasser l’angoisse provoquée par les propos de Battushig. J’ai encore à la main un sachet en papier huileux, et Cortès désigne son bureau en pinçant les narines d’un air dégoûté :

- Laissez tout ça ici.

Je m’exécute docilement puis m’empresse d’aller observer la finalisation de la copie 3D de mon pendentif.

C’est sidérant. Après un dernier maillage de matière sur la couche supérieure, la buse d’impression cesse sa danse hypnotique et remonte sagement le long du bras mécanique, qui se replie entièrement à son tour. Une cloche de refroidissement vient ensuite recouvrir la pièce brûlante, pour la restituer à une

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température où l’on peut la manipuler sans danger. Lorsque la cloche a fini son ouvrage, elle se retire à son tour, suivie par le glissement du paravent de protection, dévoilant ainsi la pièce terminée. L’engin hyper sophistiqué a réussi à reproduire à l’identique mon pendentif, les gravures sont d’une précision inouïe, la matière mordorée reproduisant même les traces d’usure et de transpiration !

Cortès, dont j’aurais presque oublié l’existence tellement j’étais fasciné par le processus de finition, me tend alors au bout d’une pince mon cordon de cuir. De l’autre main, il dépose près de la copie une sorte de vanity case, en ouvre le couvercle pour laisser apparaître des liasses de pesos impeccablement alignés :

- Personne n’y verra que du feu tant la copie est parfaite. Vous pouvez toujours repartir avec la copie... et l’argent. L’université recevra de toute manière son photocopieur 3D dans les jours qui viennent.

Les pensées se chahutent dans ma tête. L’offre de Cortès est diaboliquement tentante, je

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n’arrive pas à imaginer tout ce que je pourrais faire avec cette somme que je devine pharamineuse... Et pourtant la mise en garde de Battushig résonne à mes oreilles, sorte de voix d’ange universelle de la conscience. J’inspire profondément et je regarde Cortès droit dans les yeux :

- Je voudrais d’abord vérifier la qualité de la copie, encomparant avec l’original.

Cortès pousse un soupir d’agacement avant d’aller récupérer la sphère contenant mon pendentif. Il l’ouvre et dépose l’original avec une pince à côté de la copie, ainsi qu’une loupe. Et moi je décide de la jouer gros bourrin :

- Si grand-père s’aperçoit que j’ai échangé le bijou de famille, il va me filer une rossée de derrière les fagots. Ça va, rangez votre loupe ça se ressemble assez, mais faut que je vérifie un truc, poursuis-je en empoignant les deux pièces.

Je les soupèse dans mes paumes en arpentant la pièce d’une démarche de gros macho, m’inspirant de Rambo. Puis je me plante face à Cortès :

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- Bon d’accord, ça le fait. Je marche dans votre combine.

Je retourne vers la table en tournant le dos à Cortès, je laisse la copie et glisse l’original dans ma poche de Jeans. J’empoigne le vanity et m’apprête à sortir de la pièce, quand je me retrouve nez-à-nez avec un pistolet automatique muni d’un silencieux, et prêt à servir.

- Ce n’était guère subtil de votre part. Personne ne joue au plus malin avec Monsieur Hannibal. Reculez lentement et reposez l’original à sa place. Cela m’ennuierait de devoir souiller les murs avec votre stupide cervelle.

Je sens des gouttes de sueur perler à la racine de me cheveux. Mes yeux entament une danse de panique, comme une souris prise au piège et qui cherche désespérément une voie de sortie. C’est alors que j’aperçois l’éclat de caméras soigneusement dissimulées dans les murs. Je n’avais donc aucune chance que ma manœuvre passe inaperçue. Alors ma stupide cervelle me fait faire un truc insensé : je me penche brusquement

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vers la gauche, et je flanque un coup de vanity dans le visage de Cortès. Le coup est parti avec un « pffou » à peine audible et sous la violence du choc, j’en ai lâché le vanity qui est partir valdinguer à l’autre bout de la pièce. Cortès titube, tout en cherchant à me viser avec son revolver. Je ne peux lui laisser aucune chance. Porté par l’adrénaline, je me jette sur lui et lui arrache l’arme des mains. Je me rétablis instinctivement puis je le mets en joue à mon tour.

- Vous faites une terrible erreur, fait Cortès d’une voix d’outre-tombe.

Je recule vers la porte, la franchis et la referme d’un claquement sec. Pas de verrou ! Alors je saisis une des chaises du bureau et bloque la poignée avec. Je m’aperçois que mes mains sont en train de trembler comme des feuilles dans la tempête, que ma vision est complètement floutée et que le sang bat à mes tempes à m’en assourdir. Je suis complètement fou et irrationnel ! Sans plus chercher à réfléchir, je prends mes jambes à mon cou, mu par un ancestral instinct de survie. Dans la rue, je bouscule un groupe de badauds qui

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m’agonisent d’injures. Une voix de femme suraigüe me vrille les tympans :

- Il est armé ! Appelez la police !

Je cours. Je me surprends à conserver une lucidité improbable dans ma situation. Dans la première poubelle venue, je jette l’arme, et aussi mon téléphone. Fuir, me cacher, disparaître de la surface de la terre. Je suis désormais un fugitif...

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Chapitre 9

Grand-mère Helga, en découvrant l’Estancia, s’était exclamée : « Ach, mein Ramundo, dans ta pampa, les chevaux sont comme des fleurs multicolores dans un jardin... »

J’ignore pourquoi cette légende familiale m’assaillit maintenant. J’ai parcouru des kilomètres de nuit, en bus, en stop, en camion, puis à pied, pour revenir à l’estancia. Et y cueillir la meilleure des fleurs. De la pure folie, dirait n’importe quel être sensé, c’est le premier endroit où l’on me rechercherait. Des lumières sont encore allumées dans la maison, j’imagine le souci de mes grands-parents si la police, ou plutôt des hommes de main de Hannibal, sont venus les alerter de ma disparition, voire les menacer personnellement. Mais si je dois m’enfuir, je ne m’imagine pas partir seul. Je m’introduis silencieusement dans la sellerie, à peine éclairée par un rayon de lune. Je récupère un harnachement complet, un peu surpris par le poids inhabituel de la selle, puis je me glisse dans la nuit jusqu’au paddock. Je n’ai pas besoin de siffler pour appeler Tormenta. Elle a détecté ma présence et module des

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hennissements d’attente plein d’allégresse, aigus et impatients.

- Chuut, Tormenta, fais-je en la flattant tendrement alors qu’elle trépigne de contentement. On ne va pas jouer, on part faire une longue, très longue balade...

En la sellant, je découvre que les quartiers de la selle sont renflés par d’étranges rajouts. Quelques nuages voilent la lune et c’est au palper que je devine notamment une gourde d’eau en cuir souple et des réserves de nourriture. Grand-père a donc deviné que je reviendrais... Je fourre tout cela dans ma sacoche avant de refermer le paddock. Je glisse mon pied dans l’étrier et me hisse pour m’assoir dans la selle, recouverte d'une peau d'agneau épaisse. Je me réjouis d’avoir conservé la vieille selle de gaucho de grand-père, un véritable fauteuil. Il faut s'imaginer que le gaucho passe au moins 6 à 8 heures par jour sur son cheval et il peut lui arriver de dormir à la belle étoile au moment des déplacements du troupeau, notamment lors des pâturages d’été. Il enlève alors sa selle, la pose au sol à plat et déroule la peau d'agneau très laineuse pour la

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transformer en un lit carrément confortable. Je jette un dernier regard vers l’estancia, et malgré moi mes yeux me picotent à l’idée de ne jamais revoir mes grands-parents. Je me ressaisis, je me mets dans la peau d’un gaucho bien rustique et peu embarrassé de sensiblerie, et pousse Tormenta au petit galop. Ensemble, nous partons vers le Sud, dans des terres encore sauvages ou aucun sbire de Hannibal ne me retrouvera. J’envoie une sorte de prière aux étoiles, pour qu’elles veillent sur mes grands-parents. Et aussi sur Battushig, le professeur Temudjin et tous ceux qui s’opposent aux plans machiavéliques de Hannibal...

Le jour commence à poindre, chassant l’encre indigo du ciel pour teinter les herbes hautes de lueurs blanches, puis jaune-orangées avant de basculer au vert encore timide. Combien de temps cela fait-il que Tormenta et moi naviguons dans cette mer d’herbe infinie ? Au loin retentit le vrombissement d’un moteur de tracteur, bientôt repris en écho par d’autres. Ici ce n’est pas le chant du coq qui annonce le lever du soleil, mais celui des machines-outils titanesques qui s’apprêtent à cultiver de vastes terres agricoles. Ces

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prairies où paissaient des milliers de têtes de bétail laissent peu à peu la place aux cultures intensives, essentiellement celle du soja OGM, « l’or vert », principale source de revenus à l’exportation du pays. OGM pareil dans les champs de blé, maïs ou tournesol, qui résistent à tous les insecticides connus pour une productivité maximale des cultures. Mais ces semences sont stériles, elles ne peuvent pas être replantées d’une année sur l’autre, il faut les racheter aux multinationales sans scrupules. Ultraperformance, d’accord, mais la terre ne nous fera-t-elle pas payer un jour l’exploitation intensive et à court-terme que nous en faisons ? Cette pensée me ramène à Tiago, qui outre le fait d’être antimilitariste, milite pour toutes les causes écologiques et altermondialistes possibles – quand il n’est pas en train de draguer ! Je souris malgré moi, malgré l’accablement et la solitude qui m’étreignent, malgré l’idée que mon voyage dans l’inconnu est à sens unique, celui d’un non-retour à tout ce qui m’est cher. Comme pour protester, Tormenta secoue la tête de droite à gauche puis décoche une petite ruade, l’air de me demander « Et moi alors ? Je ne fais partie de ce qui t’est cher ? ». Je la fais repasser au pas et lui flatte longuement l’encolure :

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- On va se rapprocher d’un cours d’eau pour que tu puisses t’abreuver et te reposer. Je ferais bien une pause casse-croûte au passage, qu’est-ce que t’en penses ?

Cette fois, c’est de haut en bas que Tormenta secoue la tête, et je lui rends les rênes, confiant. J’en profite pour m’étirer et masser ma nuque endolorie, tentant de chasser l’angoisse de mon avenir plus qu’incertain...

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Chapitre 10

Tormenta nous a menés auprès d’un ruisseau au chant joyeux, au bord duquel poussent des caroubiers et des ombùs, arbres herbacés de taille énorme qui survivent à ces régions de steppe et qui offrent un abri d’ombre bienvenu pendant les grosses chaleurs. Je desselle ma jument et lui retire sa bride, elle s’ébroue et se secoue comme un jeune chiot avant d’aller s’abreuver longuement. Je détache la peau de mouton de la selle et la déroule entre deux bosquets de mesquites, des plantes très sucrées qui alimentent le bétail et qui vont faire la joie de Tormenta. Puis je vide dessus le contenu de ma sacoche et de mes poches, pour dresser I’inventaire de tout ce qui est en ma possession, histoire d’évaluer mon potentiel de survie dans les jours à venir !

Quand je déballe l’un des paquets laissés par grand-père, le parfum de Chimichurri m’assaille délicieusement les narines. Je me jette avec reconnaissance sur l’énorme bife grillé, bœuf mariné dans cette sauce pimentée à base d’ail, persil, tomates, huile d’olive et thym. Je le dévore à pleines dents, à la

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Cro-Magnon. Puis je lèche l’emballage et mes doigts avec délice, loin du regard réprobateur que n’aurait pas manqué de me lancer grand-mère Helga. Repu, je retourne au bord du ruisseau pour nettoyer mes mains et mon visage, puis remplir la gourde de peau.

Je reprends mon inventaire. Un lasso. Une belle galette de pain. Là, un paquet de yerba de maté et des allumettes. Pas question de faire un feu pour réchauffer de l’eau et pouvoir siroter du maté, je suis encore trop près des habitations et ce n’est pas le moment de me faire repérer. Ça, c’est un facón, le grand coutelas que les gauchos gardent dans leur dos, glissé dans une large ceinture. Je le remets dans son fourreau, espérant que je n’aurai pas à m’en servir. Et puis il y a mon Dravion et mon ordi portable. Contraste saugrenu entre la tradition gaucho, et le monde des nouvelles technologies, qui me semble tellement loin maintenant. J’ai une envie terrible d’allumer l’ordi, de discuter avec Tiago ou de faire voler le Dravion comme s’il s’agissait d’un cerf-volant, en toute insouciance. Je jette un regard haineux au morceau de métal qui scintille sur la peau de mouton,

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cet objet de malheur qui m’empêche de retrouver une vie normale. J’ai envie de le détruire, de le lancer dans les herbes hautes pour qu’il disparaisse à tout jamais. Je soupire, c’est une envie puérile mais j’avoue que je ressens cet objet comme un lourd fardeau. Dans mon dos, un souffle chaud. Avec le vent constant qui règne et agite brins et branches, je n’ai pas entendu Tormenta s’approcher. Je la cajole, puis elle me pousse de la tête, me renversant sur la peau de mouton et m’arrachant un rire :

- Tu as raison. Je vais dormir un peu, j’aurai sûrement les idées plus claires après.

Satisfaite, Tormenta me tourne le dos et broute l’herbe tendre, tandis que je sens mes muscles se relâcher peu à peu et que je glisse dans le sommeil.

Je bouillonne de rêves étranges, la prairie s’enflamme et devient brasier, nourri par des rafales d’un vent violent. Un être au visage grimaçant et maléfique se penche sur moi, il porte un masque entouré de plumes sombres, porteur de menaces mortelles. Mon sang ne fait qu’un tour et je bondis

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hors du sommeil en hurlant et me débattant. Mes doigts arrachent quelque chose d’étrangement doux et des cris aigus me déchirent les tympans. Médusé et le cœur battant la chamade, je réalise que je viens de terroriser un Nandou, ce cousin noir des autruches aussi haut qu’un humain, dont le nom indien guaraní  signifie « grande araignée ». L’oiseau paniqué ouvre et abaisse alternativement ses ailes noires en zigzagant sur lui-même et en claquant du bec, avant de prendre la fuite avec des enjambées de géant. Je secoue mes doigts pour me débarrasser des plumes qui y sont restées prisonnières, elles tourbillonnent dans le vent avant de disparaître au loin. Je frotte mon visage pour finir de me réveiller, le soleil est au zénith et il est grand temps de reprendre la route. Je remballe dans la sacoche mes maigres affaires, éparpillées par la curiosité du Nandou, et je peste de ne retrouver de la galette de pain que des miettes. La gourde de peau est déchiquetée donc inutilisable. Par bonheur l’ordi et le Dravion ont échappé aux griffes et au bec de l’oiseau. Mais au moment de replier la peau de mouton, je m’aperçois avec horreur que mon pendentif a disparu !

Chapitre 10

Mais quel imbécile je fais ! Le lien de cuir qui me servait de collier est resté chez l’antiquaire véreux de Buenos Aires, j’aurais dû très vite trouver un moyen de l’attacher autour de mon cou plutôt que de le laisser trainer dans une poche, ou sur une peau de mouton en pleine pampa, à la merci de n’importe qui ! À quatre pattes, je fouille fiévreusement le sol autour de moi, sur tout le périmètre piétiné par le Nandou. Je me déchire la peau des mains et des bras sur les tiges feuillues des bouquets d’Herbe de la pampa, aux plumetis rose ou blanc magnifiques mais aux feuilles tranchantes comme des rasoirs. Toujours rien. De rage, j’empoigne le facón et je taille à ras toute la végétation autour de moi pour retrouver ce pendentif de malheur, mais en vain. Où a-t-il bien pu disparaître ???

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Chapitre 11

Ce pendentif de malheur veut vraiment ma perte. Ma mission est de le protéger et de disparaître dans la nature le temps que le « Réseau » de Battushig trouve une solution pour le récupérer – et moi aussi par la même occasion j’espère. Non seulement tout mon monde s’est écroulé à cause de ce fichu bout de métal, mais en plus il choisit de disparaître dans l’interminable Pampa. Si le professeur Temudjin avait été là avec son Drobot, il aurait pu fouiller le sol avec son détecteur de métaux intégré ! Mon Dravion, lui, pourrait survoler les environs mais il serait incapable de résister très longtemps à la force du vent. Et si je mets mon ordi en route pour le télécommander, les sbires-espions de Hannibal me repèreront aussitôt. Je ne vois qu’une solution : mettre le feu à la prairie et ensuite ratisser les cendres en espérant le retrouver. S’il a survécu à l’incendie de la ferme de mon ancêtre Esteban en Espagne, le pendentif survivra encore plus d’un siècle après ! Je prends la boîte d’allumettes et m’apprête à en craquer une, mais les valeurs transmises par mes grands-parents suspendent mon geste, comme si un bras

Chapitre 11

invisible se posait sur mon épaule. Je serais probablement incapable de maîtriser l’incendie avec ce vent tourbillonnant, et s’il se propageait aux zones cultivées, il les ravagerait aussi. Et je risquerais de me faire tailler en pièces par les agriculteurs, qui triment si dur pour gagner leur vie. Je pousse un cri de rage et jette la boîte d’allumettes en direction de la sacoche. Cette sacoche indestructible taillée dans le cuir des vaches élevées dans l’estancia de grand-père, et qui me suit depuis l’école primaire. Un lointain souvenir d’école affleure alors à la surface de ma conscience...

Pour ne pas payer son dû à son adversaire à un jeu de billes, Antonio Suarez, un des garçons de ma classe, avait préféré avaler toutes ses billes et il avait failli mourir étouffé. L’intervention musclée du maître d’école avait permis de lui faire recracher la majorité des billes, et je n’ai jamais su comment il s’y était pris pour récupérer celles qu’il avait réussi à faire passer dans son tube digestif... Ce souvenir insolite m’aiguille sur la seule piste possible : le Nandou a probablement gobé le pendentif avec la même voracité

Chapitre 11

qu’Antonio pour ses billes, et que lui-même pour la galette de pain. Et si je ne veux pas passer le restant de ma vie à trier ses excréments dans l’immense pampa, je dois à tout prix le rattraper !

Quand on sait qu’un Nandou court à 60 km/h, avec des pointes à 80 km/h, on devinera que je n’ai aucune chance de le rattraper à pied. Je siffle pour appeler Tormenta, appliquée à brouter quelque part, et je vois enfin sa tête dépasser des hautes herbes. Elle dresse les oreilles, pousse un hennissement et galope à ma rencontre. J’enfile ma sacoche en bandoulière, je ramasse bride et selle, prêt pour une chasse au Nandou sans pitié. J’espère que l’animal ne fait pas partie d’une tribu trop nombreuse, je ne suis pas expert en Nandous et n’ai pas eu le temps de mémoriser des signes distinctifs qui me permettraient de l’isoler de son groupe ! Je chasse cette idée défaitiste et grimpe sur la selle, au moins avec un peu de hauteur j’aurais une chance de repérer le – ou les – Nandous voleurs.

Dans sa fuite le Nandou a laissé une trace à travers la végétation, piétinant l’herbe et

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brisant quelques branchages avec ses ailes qu’il garde déployées pour servir de balancier. Je réalise qu’il a couru en zig-zag, voire qu’il a fait des changements de direction aussi intempestifs qu’hasardeux, alors je ralentis la course de Tormenta, on va finir par se perdre dans ce labyrinthe dessiné par un oiseau coureur paniqué. Je me dresse sur mes étriers, mets la main en visière pour scruter l’horizon. Là ! Vers un bosquet d’ombús, quelque chose de sombre s’agite. Je serre légèrement les jambes et Tormenta prend le galop, fonçant droit devant, vers cette ombre indistincte. Je regrette de ne pas avoir de guardamontès dont les ailes de cuir m’auraient évité d’être cinglé et griffé par tout ce qui pousse par ici. Ma jument, elle, avance courageusement et nous allons bientôt rattraper le Nandou, qui tournoie comme un fauve en cage sous les branches des ombús. Qu’est-ce qu’il lui prend de s’agiter de la sorte ? Secrètement, j’espère qu’il essaie de recracher le pendentif, ce qui m’éviterait de devoir le zigouiller pour récupérer mon bien, mais quand je découvre la cause de son agitation, ma pensée égoïste me laisse honteux...

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Tormenta s’est arrêtée d’elle-même. Le corps ensanglanté et déchiqueté d’un autre Nandou, probablement sa femelle, gît sur le sol, auprès d’un nid où ne restent plus que des débris de coquilles d’œufs jaune pâle. Le Nandou, dans sa danse et sa transe de deuil, ne prête même pas attention à notre présence. Je défais doucement le lasso accroché au pommeau de la selle, j’empoigne le rouleau de corde et de l’autre main, je fais tournoyer l’extrémité au nœud coulant. J’avale ma salive et là ! je lance la corde. Coup de chance ou résultat d’un long entrainement avec grand-père, j’atteins ma cible et je tire un grand coup pour emprisonner l’oiseau. Mais à cet instant précis, Tormenta se cabre brusquement, pousse des hennissements affolés avant de ruer et de m’envoyer valdinguer au sol et de prendre la fuite au triple galop. Hébété, je vois le Nandou courir dans tous les sens à l’extrémité de ma corde, en battant des ailes à toute allure et en criant comme un possédé. Par réflexe je resserre l’emprise de ma main et enroule comme je peux la corde autour de mon poignet, puis je tente de me remettre debout quand soudain, quelque chose tombe des branches de l’arbre sur moi, de tout son poids, et me renverse face contre terre. Je sens comme des poignards s’enfoncer dans mon dos tandis qu’une odeur puissante et musquée envahit mes narines. Maldito, un puma !

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C’est la panique à bord. Je suis à plat ventre dans la pampa avec un puma sur mon dos, prêt à me briser la nuque de ses mâchoires mortelles avant de se régaler de mes meilleurs morceaux. Ma jument a disparu et j’ai un Nandou qui tire comme un fou sur le nœud coulant à l’autre bout de mon poignet emprisonné, à m’en disloquer les articulations. De toutes mes forces, je me cabre pour tenter de me débarrasser de mon assaillant, avec mes bras j’essaie de lui faucher ses pattes mais tout ce que je réussis à faire c’est de lui faire enfoncer plus profondément ses griffes dans ma chair. Mais que fait un puma si haut dans la pampa ? Normalement ils se repaissent des moutons des estancias de la Patagonie, mais peut-être que c’est la crise aussi chez les pumas et qu’ils quittent leur territoire pour tenter leur chance plus au nord ? En attendant de répondre à cette question métaphysique, je dois trouver un moyen de me débarrasser du fauve avant qu’il ne me transforme en bife haché, comme la femelle du Nandou !

Son haleine chaude se rapproche de ma nuque, si je ne réagis pas très vite

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je suis fichu. Je me cambre et pousse sur mes genoux et mes avant-bras pour tenter de déstabiliser mon assaillant, qui pousse un rugissement de colère avant de planter ses griffes dans mes trapèzes. FBI, Fausse Bonne Idée. La douleur est atroce mon cri de douleur est étouffé par les touffes d’herbes dans lesquelles mon visage est aplati. Il n’a plus qu’à se pencher pour me briser les cervicales. À cet instant, j’entends un formidable hennissement de défi et je sens les griffes du fauve, distrait par la cavalcade qui se rapproche, se rétracter légèrement, en même temps que son poids se déplace sur mon dos. J’imagine la tête du fauve se tourner en direction du boucan guerrier que fait ma Tormenta, venue à ma rescousse malgré sa terreur instinctive des prédateurs félins. Le puma pousse un rugissement terrible et délaisse temporairement ma carcasse pour bondir sur son nouvel assaillant.

Libéré de son poids et de l’emprise de ses griffes, je roule sur le côté et me redresse comme je peux, sur les genoux, haletant. Le fauve s’est jeté sur l’encolure de Tormenta, ses griffes sont enfoncées dans la chair de son poitrail et de son cou, et ma

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jument, les yeux exorbités et déséquilibrée par le poids de son assaillant, tournoie et tente de se jeter sur le tronc des arbres pour se débarrasser du puma. Celui-ci ne lâche rien et malgré la danse vertigineuse infligée par ma jument, il est tout près de planter ses crocs dans sa nuque. Fouetté par cette vision d’horreur, je me dresse sur mes jambes, j’ouvre ma sacoche à la volée et en sort le facón, le grand coutelas des gauchos. Je pousse un cri de guerre et me précipite vers le fauve, frappant comme un psychopathe dans son corps, encore et encore, pour parvenir à le détacher de Tormenta. Il tombe comme une masse sur le sol, je m’agenouille et je plante encore et encore le coutelas dans sa chair, jusqu’à ce que je sente Tormenta me tirer par le col de ma chemise en gémissant. Comme si je sortais d’un mauvais rêve, je lâche enfin le coutelas, je m’enfouis dans la crinière de Tormenta et j’enlace son encolure convulsivement avant de fondre en sanglots. Un violent vertige me saisit alors, ma vision se trouble et je me sens glisser dans l’inconscience. Peu importe ce qui arrivera, pourvu que ma Tormenta soit saine et sauve...

* * *

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- Olà, Senor. Que tal ?

Hein ? Qui me demande comment je vais ? Je bats des paupières et tente de me lever, mais une douleur terrible me terrasse et me force à retomber sur ce que je devine être un lit ou une paillasse.

- Tor... menta, mi caballo ? Ma jument ?

Un large sourire s’étire sur la face de la petite fille qui me surplombe :

- Elle va bien. Ta jument est fantastique. Elle est venue jusqu’à l’estancia pour chercher de l’aide, et mon papa t’a trouvé inconscient près du puma. Il t’a ramené ici et je suis contente que tu sois réveillé. Moi, c’est Isabel. Et toi, comment tu t’appelles ?

- Me llamo Pablo. Mais, le... le Nandou, il s’est échappé ?

Un rire joyeux répond à ma question. La fillette me tend un plateau sur lequel reposent des tissus ensanglantés, des pansements et bandages

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propres, et une gamelle dans laquelle baigne une substance blanchâtre :

- Graisse de Nandou, très bon cicatrisant, hahaha !

Son rire est vraiment communicatif mais une angoisse terrible m’étreint tandis qu’elle repose le plateau et me tend à la place une assiette pleine de morceaux de viande grillée :

- Viande de Nandou, très bon asado !

Je secoue la tête, aucune envie d’autruche au barbecue :

- Vous avez trouvé un morceau de métal... dedans ?

- Dedans quoi ? fronce-t-elle les sourcils.

- Dedans le Nandou ! fais-je presque en criant.

Le visage de la fillette s’assombrit et elle fait un pas en arrière. Elle glisse à regret la main dans sa poche en extrait le pendentif. Elle pousse un soupir et me le tend en grimaçant un pauvre sourire :

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- Tu me le donnes ?

Je saisis le pendentif et le scrute, pour être sûr que c’est bien lui, qu’il est bien réel. C’est bien lui, ce maudit pendentif. Je soupire à mon tour avant de le glisser dans ma poche et de répondre à la fillette :

- Je ne peux pas, je suis désolé. Mais je veux bien te donner autre chose, regarde dans mes affaires si quelque chose te plaît.

Je crois que la fillette connaît bien le contenu de ma sacoche, car elle sort de la pièce en trombe et y revient avec un sourire immense :

- ça, je peux ?

Je lui rends son sourire en hochant la tête. Et je la regarde tourbillonner dans la pièce en tenant bien haut mon Dravion, et en proférant des bruits de moteur avec la bouche, puis elle ressort de la pièce en courant.

Un jour j’espère en refabriquer un, plus performant et ressemblant probablement

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au Drobot du professeur Temudjin. Mais en attendant ce jour, au moins, mon Dravion aura donné matière à jouer et à rêver à une petite fille de la Pampa...

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Une étrange vidéo-conférence se produit entre les États-Unis et la Mongolie :

Massachussets, USA.

Battushig :

- Professeur Temudjin, Salonqa, je crois que grâce à la photo du troisième fragment de l’étoile, celui du pendentif de Pablo, j’ai réussi à décoder une partie des signes géométriques gravés sur le métal. J’ai isolé un mot en particulier : ΑΘΑΝΑΣΙΑ. Salonqa, tu sais ce qu’il signifie, toi la pro du grec ancien ?

Université d’Oulan Bator, Mongolie.

Le visage de Salonqa s’assombrit tandis qu’elle prononce :

- A-THA-NA-SIA. C’est pire que ce qu’on croyait, cela signifie : IMMORTALITE...

- Donc, fait le professeur Temudjin, si Hannibal rassemble tous les fragments de l’étoile d’Alexandre le Grand et reforge ce sceau, il deviendra immortel.

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- À condition qu’il chevauche Bucéphale ! rétorque Salonqa. Et à ma connaissance...

Salonqa est brusquement interrompue par une demande de contact urgente :

Le Caire, Egypte.

- Salut à tous, j’ai une bonne et une mauvaise nouvelle.

Le visage de Leyla apparait à l’écran, elle semble surexcitée et hyper volubile.

- Quoi ???

- D’abord la bonne : Pablo est vivant.

Leyla transmet l’extrait d’un article de journal écrit en espagnol, dans la rubrique « Faits divers ». Une photo en noir et blanc y met en scène un puma mort encadré par une multitude d’agriculteurs argentins à la mine fière et réjouie. Puis suit la photo d’un jeune homme couché sur le ventre, au torse entièrement enturbanné de bandages où des taches sombres apparaissent.

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- En gros, l’article parle d’un jeune homme sauvé de l’attaque d’un puma, grâce au courage de sa jument, qui est ensuite venue chercher de l’aide à l’estancia de cette famille, qui a récupéré le jeune homme et l’a soigné, et tous les agriculteurs de cette zone de la pampa sont venus voir le puma, ils sont très inquiets à l’idée que les pumas de Patagonie arrivent dans la Pampa, et mon John qui est en vacances dans sa famille à Seattle au States, il pleut tout le temps là-bas et...

- Merci Leyla, l’interrompt Battushig, on a compris qu’un journal local a diffusé l’information. Donc la mauvaise nouvelle c’est que si toi tu as trouvé Pablo, Hannibal aussi sait où est Pablo.

- Il doit vite fuir et trouver une autre cachette ! s’affole Leyla. Comment il va faire s’il est gravement blessé ? Hannibal a sûrement déjà envoyé ses hommes pour le coincer, est-ce qu’on a la moindre chance de le rejoindre avant Hannibal et de l’extraire de là où il est ?

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Un grand silence suit la question angoissée de Salonqa. Le professeur Temudjin toussote alors discrètement :

- L’affaire me semble mal engagée... Je vais voir si mes contacts en Argentine peuvent nous prêter main forte. Je vais passer quelques coups de fil et je vous tiens au courant.

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Chapitre 14

- Isabel, dejele dormir !

En fait, c’est la voix de Clara, la grande sœur d’Isabel, qui me tire du sommeil. Clara aux grands yeux noirs et brillants comme ses cheveux, Clara au sourire si lumineux, Clara et sa fossette unique du côté gauche, Clara si gracieuse dans ses mouvements, Clara qui a tressé des fils de soie pour me faire un bracelet porte-bonheur... La douce musique de sa voix fait battre mon cœur à cent à l’heure, je n’ose pas ouvrir les yeux de peur de croiser son regard et de rougir comme un régiment de piments. Je vais continuer à dormir ! Mais Isabel, me « caresse » vigoureusement la joue pour m’obliger à ouvrir les yeux :

- Tu piques, Pablito ! Regarde par la fenêtre, c’est une surprise !

J’étais si bien dans ce lit douillet, je rêvais que tout était en train de s’arranger, que je continuerais à me faire soigner par Clara... euh par cette famille Ortega tellement adorable, le temps qu’il faudrait pour me faire définitivement oublier de Hannibal... Je

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peine pour me soulever sur un coude et tourner la tête vers la fenêtre, et ce que j’aperçois me donne une bonne raison pour me lever.

Ma douce Tormenta est en train de lécher les vitres, comme pour un car-wash intégral. Je souris à Isabel et Clara, qui me tendent leur bras pour m’aider à me redresser. Je manœuvre avec l‘habileté d’un éléphant de mer de quatre tonnes sur la glace de la Terre de feu, retenant un gémissement de douleur pour parvenir à me retourner et m’assoir sur le lit. J’attends que ma tête cesse de tourner pour me lever, et faire quelques pas en direction de la fenêtre pour l’ouvrir. Et c’est à mon tour de subir le car-wash de Tormenta, qui trépigne et tente d’escalader le montant de la fenêtre.

- Doucement, doucement ma belle, fais-je en lui caressant la tête. J’arrive, je vais sortir, mais par la porte je crois.

Mon cœur se serre quand je sors de la maison des Ortega pour rejoindre ma jument. Les lacérations du puma sur son encolure et son poitrail sont protégées par des bandages, elle aussi, et je me dis qu’on n’a pas fière allure tous les deux.

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- Mais qu’est-ce que vous faites dehors tous les deux ? proteste la Senora Ortega en essuyant ses mains pleines de farine sur son tablier. Isabel ! poursuit-elle en fronçant les sourcils. C’est toi qui as sorti la jument du box ?

- Non maman !

- Ne la grondez pas Madame, Tormenta déteste être enfermée et elle a appris à ouvrir les portes.

À cet instant le bruit de la sonnerie du téléphone retentit et la Senora Ortega lève les yeux au ciel :

- Depuis que tu as rencontré ce puma, le téléphone n’arrête pas ! Comment voulez-vous que je puisse terminer mes Empanadas ! Les hommes veulent organiser une battue avec des carabines, imagine si d’autres pumas rodent, avec tous les enfants qui gambadent dans la pampa !

Pendant que Madame Ortega retourne à l’intérieur de sa maison en pestant, trainant la petite Isabel par la main, mon estomac gargouille à la pensée

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des chaussons à la viande que prépare mon hôtesse. Mais une pensée terrible m’assaille, chassant toute idée de repas. Plusieurs personnes sont au courant de ma mésaventure, et la rumeur risque de venir jusqu’aux oreilles des sbires de Hannibal, un prédateur encore plus dangereux qu’un puma. Je dois m’en aller d’ici, repartir au plus vite ! Mais il est hors de question de seller Tormenta, blessée comme elle est. Je cherche du regard une voiture ou une camionnette que je pourrais emprunter, mais la cour et la grange sont désertes, je ne vois même pas de tracteur. Alors je me tourne vers Clara, le cœur déchiré :

- Je dois partir, mais je te promets que je reviendrai te voir, euh... vous voir. Est-ce que tu veux bien me prêter un cheval ?

Sous le regard indigné de Tormenta, je selle un vieux hongre pie-alezan que Clara m’a désigné dans le paddock :

- Alberto, c’est le plus gentil.

Je résiste pour ne pas montrer à Clara à quel point ça tire dans mes plaies à chaque

Chapitre 14

mouvement, porter la selle, la soulever, sangler Alberto, puis monter sur son dos. Je remercie gauchement Clara avant de talonner ma monture et de partir au loin. Bien sûr Tormenta me suit, vexée comme un pou, pour rien au monde elle serait restée en arrière. Je lance un dernier coup d’œil derrière moi, Clara se tient toute droite dans les hautes herbes, auréolée de ses longs cheveux soulevés par le vent, elle souffle un baiser sur ses doigts. Mon cœur manque un battement. Je crois que je suis tombé amoureux, pour de vrai, pour la première fois de ma vie, et je dois fuir loin de celle que j’aime ! Pourvu que Hannibal et ses hommes ne fassent aucun mal à Clara et sa famille...

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Comme il est brave, Alberto. De la Pampa j’avais franchi le rio Colorado avec Tormenta pour passer en Patagonie, jusqu’à la rencontre avec le puma. Avec Alberto, nous avons franchi le rio Negro pour nous avancer plus encore vers le sud. Cela fait tant d’heures que nous chevauchons, et Alberto ne montre aucun signe de fatigue ou d’agacement. Tormenta semble épuisée, par contre. Elle a cessé depuis longtemps de vouloir mordre son rival, et je m’inquiète d’apercevoir des taches de sang auréoler ses bandages. Je décide de faire une halte au prochain point d’eau et je guette un rassemblement de végétation plus fournie pour y diriger Alberto. En plissant les yeux, je devine à l’ouest les contreforts de la Cordillière des Andes, frontière naturelle entre l’Argentine et le Chili. Vers l’Est, impossible encore d’apercevoir les côtes déchiquetées se jetant contre l’océan Atlantique. Je me sens perdu dans ce désert central si sauvage du Nord de la Patagonie, giflé par un vent d’ouest constant, étourdissant. Ce pays est tellement immense. Si je continue vers le sud, droit devant moi, peut-être que je parviendrai dans quelques jours à traverser le

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détroit de Magellan pour entrer en Terre de Feu, puis que d’Ushuaïa je traverserai les archipels glacés pour enfin atteindre le Cap Horn, où j’embarquerai clandestinement sur un navire à destination inconnue...

Je secoue violemment la tête. Le vent me rend fou je crois, à moins que ce soit la solitude infinie de ces terres désertes qui alimente mes rêves désespérés. Tant de kilomètres nous séparent encore de la terre de feu, je dois revenir sur terre et gérer le présent. Le terrain a changé, plus de champs cultivés, plus de signes d’habitation, plus même de ruines d’habitations abandonnées, mais davantage de renflements rocheux et d’épineux. Alberto nous entraîne de lui-même à travers les herbages buissonneux, pour rejoindre une petite dépression où serpente un ruisseau. Dans la précipitation de mon départ, je n’ai pas pris le soin d’emporter ma sacoche, ni la chemise propre prêtée par le Senor Ortega. Le soleil brûle le moindre centimètre carré de peau découverte, et je mets pied à terre avec reconnaissance pour aller me rafraîchir dans le ruisseau et boire à longs traits, en même temps que les chevaux. Puis je me gave de baies

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bleues-violettes de Calafate, dont la légende prétend que quiconque en mange les fruits reviendra en Patagonie. Je trouve même du  Pan del indio, le pain des indiens, sorte de champignon en boules jaunes qui parasitent certains arbres. Ils n’ont pas beaucoup de goût mais je me sens ragaillardi ! 

Soudain, Alberto pousse des hennissements graves, courts et répétés, ses oreilles se couchent, il piétine sur place, tendu comme un arc, puis il prend subitement la fuite. Tormenta émet une sorte de ronflement de curiosité mêlée d’inquiétude, mais contrairement à Alberto, elle ne cède pas à la panique, elle doit connaitre déjà le danger qui a affolé Alberto. Mais je ne comprends pas d’où peut venir la menace ?

J’aperçois d’abord son ombre sur le sol, avant de distinguer son bourdonnement. À quelques dizaines de mètres au-dessus de nos têtes, luttant contre l’emprise du vent, un drone triangulaire scrute le terrain, renvoyant à son pilote des images du terrain. J’aperçois dans le ciel d’autres points, qui pourraient être eux aussi des drones. Je suis prêt de céder à la même

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panique qu’Alberto et de courir droit devant moi, quand le drone et vient atterrir en cahotant à quelques mètres devant moi. Tormenta, habituée à mon Dravion, se rapproche pour le renifler. Un drone de cette taille ne supportant pas une charge d’explosif, même minime, je décide de suivre l’exemple de Tormenta et de m’intéresser à l’objet. Il me rappelle furieusement le modèle sur lequel on travaille à l’université, et je ne suis presque pas étonné d’entendre la voix de Tiago grésiller dans le microphone :

- Olà, Amigo ! On arrive en fin d’autonomie alors écoute moi bien : va vers l’est pour rejoindre la route asphaltée qui longe la côte, autour du golfe San Matias. Des camions de transport de soja Duarte – c’est la boîte de mon père - la sillonnent entre San Antonio Deste et la péninsule Valdès pour te récupérer, impossible pour eux de rouler dans les rochers. Tu peux dire merci au professeur Temudjin, toute la section Nouvelles Technologies de la Fac est à tes trousses ! Traîne pas... Bzzz... Crrr..

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Le microphone cesse d’émettre. Une bourrasque de vent bouscule le drone et le renverse sur le dos comme une tortue. À mes côtés, Tormenta piaffe, comme pour m’encourager à monter sur son dos, à cru. Mais vu l’état de ses bandages, je choisis de continuer à pied. Je lui caresse le front, écarte son toupet pour l’embrasser :

- Quand tu seras guérie, ma belle. Pour l’instant, je vais piquer un sprint, tu n’as qu’à me suivre.

Et puisant dans le peu de forces qui me restent, je respire un grand coup et pique vers l’est, tâchant de ne pas me tordre les chevilles dans cette steppe accidentée. Si le camion est assez grand, je pourrai peut-être y faire embarquer ma Tormenta, et nous sortir tous les deux de cet enfer dans lequel le pendentif nous a jetés !

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Chapitre 16

Je dégringole une pente parsemée de rochers et d’épineux, en soufflant copieusement. C’est comme si je chevauchais des vagues de rochers, une carapace préhistorique géante qui monte, descend, remonte, mais qui s’incline désormais sans conteste. À l’horizon, l’océan Atlantique ronge la côte à force de vagues et d’écume, et si je maintiens mon rythme, je devrais bientôt atteindre la route goudronnée. Je lance un regard en arrière, Tormenta avance péniblement, la tête basse, son pied si sûr habituellement hésite par moments sur des caillasses traîtresses. Vivement que je puisse la sortir de là et lui permettre de soigner ses blessures...

Tiens, le terrain chaotique cède la place à une sorte de plateau, comme si l’on avait taillé au scalpel une des stries de la carapace. Je force pour gravir la pente qui m’en sépare, espérant avoir de là une vue nette de la côte. Je me hisse enfin sur ce plateau. Mais loin d’y trouver un panorama réconfortant, je me retrouve face à un minuscule avion. Non ce n’est pas l’avion à hélices de Saint Exupéry, qui ouvrit les lignes de l’Aeroposta

Chapitre 16

Argentina en Patagonie au début des années 30. C’est un jet privé, au pied duquel m’attend un homme en costume de lin clair et coiffé d’un panama.

- Vous m’avez fait attendre, jeune homme.

Je reconnais la voix de celui qui m’avait contacté à Buenos Aires, après la conférence du professeur Temudjin : Hannibal ! Mon cœur s’arrête et mes yeux virevoltent pour évaluer mes chances de lui échapper. J’aperçois la route déserte, loin en contrebas. Je crois même deviner la forme d’un camion arrivant du Nord. Si je saute de ce plateau et cavale comme un guanaco, le lama argentin, en contrebas, j’ai peut-être une chance de...

- N’y songez même pas, m’interrompt Hannibal d’une voix glaçante. Mon copilote est également tireur d’élite, et moi-même me défends plutôt bien au tir, précise-t-il en écartant légèrement le pan de sa veste. Posez votre pendentif au sol puis reculez lentement.

Par la portière du jet, j’aperçois le fin et long canon d’une arme

Chapitre 16

pointée sur moi. Après tout ce périple, devoir donner mon pendentif à ce monstre me gonfle de rage impuissante !

- J’attends, tonne Hannibal.

Vaincu, je glisse la main dans ma poche pour y prendre le bout de métal. À cet instant, Tormenta, surgit au bord du plateau. Hannibal marque un sursaut de surprise et recule d’un pas, je n’avais moi non plus pas entendu le bruit des sabots étouffé par le vent. Il se ressaisit aussitôt et dégaine son arme :

- Posez le pendentif immédiatement ou je tue le cheval !

Tormenta couche les oreilles, montre les dents, bande ses muscles, prête à se jeter sur Hannibal. D’un geste hâtif je lance le pendentif au sol en direction de Hannibal, avant de me précipiter vers Tormenta les bras tendus et en proférant des « Ho, là... » pour la calmer. Le temps que je puisse empoigner sa crinière et envelopper son encolure pour la retenir, Hannibal a ramassé le pendentif et a rejoint son siège dans le jet. Sa portière se relève et dans la foulée, le jet

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décolle. Malgré le bruit des moteurs, j’entends l’écho de coups de klaxons enfiévrés en contrebas. Je m’avance sur le bord opposé du plateau, un camion de transport s’est garé au bord de la route. Je lève un poing rageur en direction du jet et je hurle ma colère, à quelques minutes près j’aurais pu disparaître à nouveau et mettre le pendentif  hors d’atteinte de Hannibal ! À cet instant, j’entends une sorte de sifflement aigu et le soleil renvoie un reflet métallique d’un hublot du jet. Comme un automate, je fais volte face et je vois Tormenta ployer sur ses jambes et s’effondrer au sol, dans une mare de sang qui ne cesse de s’élargir... Nooon !!!

* * *

Un même désespoir accable les membres du réseau, disséminés à travers le monde.

- Professeur Temudjin, Hannibal a eu le pendentif, il n’avait pas besoin d’abattre le cheval de Pablo !

- Le luxe de la cruauté inutile... L’âme de cet homme est terriblement sombre et tortueuse. Tout-puissant et immortel, il

Chapitre 16

sera impossible à arrêter. Qui sait quels projets macabres il fomente ?

- Et maintenant il possède au moins trois des cinq fragments de l’étoile !

- C’est une course contre la montre. À nous de trouver les deux fragments manquants avant lui.

- On a une chance d’y arriver ?

- On progresse...

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