Chevaux légendaires

Amira, Princesse d'Égypte

Altaïr
Amira
Tormenta
Zaldia
Bucéphale

Table des matières

Prologue

Prologue

La fièvre me ronge autant que ma honte. Je suis seul dans ce pays d’Égypte où les ordres de mon général Ptolémée m’ont conduit. Que sont mes frères d’armes devenus ? J’ai quitté le champ de bataille au bord du fleuve Hydapse après que le général a ordonné le repli. J’ai vu Alexandre le grand chuter du dos de Bucéphale, sous les flèches des archers juchés dans les arbres et sur les éléphants bardés de fer. J’ai vu tant et tant de Grecs, de Macédoniens, de Perses et de barbares indiens mourir, dans ces forêts monstrueuses où seules les pluies coulaient davantage que le sang. Qui, qui de nous soldats d’Alexandre ou de ces barbares indiens étions les plus barbares lors de cette boucherie ?

Depuis ces sept années que nous avions quitté la Macédoine et conquis un à un tous ces lointains royaumes, lorsqu’il galopait devant ses troupes sur son fidèle cheval Bucéphale en nous insufflant force et courage, nous promettant or et gloire avant chaque combat, chaque fantassin ou cavalier criait son nom et jurait de se surpasser. Cet homme qui avait enduré autant de coups au combat que tous

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les vétérans, savait nous pousser au-delà de nos limites. Grâce à lui nous deviendrions des héros couverts d’honneur et de gloire, adorés de tous. Nos familles deviendraient riches et notre mémoire serait honorée longtemps après notre mort. Qu’il était exaltant de combattre pour un roi tel qu’Alexandre !

Pourtant après la traversée des interminables défilés du Hidou Koush, balayés par les vents de glace, puis les forêts hostiles noyées de pluie et hantées de serpents mortels, les eaux impures qui nous ravageaient de fièvre sanguinolente, nombre d’entre nous voulurent rebrousser chemin. Je le revois, notre roi Alexandre, dressé sur son fabuleux cheval noir, nous exhortant à poursuivre le combat, malgré la fatigue et la peur qui nous tordait les entrailles. Nous l’avons suivi, encore une fois. Pour notre malheur.

Nous n’y trouvâmes ni or ni gloire mais seulement la mort et la désolation. Dès la chute de notre roi blessé, le général Ptolémée prit les commandes. Il me confia une mission qui allait m’éloigner des champs de bataille pour longtemps.

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Je galopai sans relâche vers l’occident. Mais c’est un autre genre de bataille que je dus mener, dès lors que l’objet que m’avait confié Ptolémée eut commencé à prendre le pouvoir sur mon esprit.

Des voix d’êtres invisibles m’ordonnaient de retourner auprès de mon roi, m’accusant de trahison, me menaçant des pires tourments au royaume d’Hadès. La nuit, le sommeil me fuyait quand des monstres hideux à neuf têtes de serpent se dressaient sur ma route et j’avais beau leur trancher chaque tête, celle-ci repoussait et se multipliait à l’infini. Hagard je chevauchai droit devant, je dépassai les pyramides millénaires d’Héliopolis protégeant les dépouilles des pharaons de ce pays dans leur demeure d’éternité. Des divinités de pierre semblaient monter la garde sur ces montagnes érigées dans le désert, de main d’homme. J’allai toujours vers l’occident, fuyant la compagnie des voyageurs ou des villageois. Dans cette vallée mon cheval fidèle tomba, mordu par un serpent gigantesque. Je l’enterrai avec chagrin, puis je tâchai de continuer à pied mais je succombai bientôt à l’épuisement, à la morsure du soleil, à la fièvre.

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La nuit suivante, un cheval blanc vint à moi, m’intimant l’ordre de le suivre. Il ressemblait trait pour trait à ma monture défunte et je me réjouis de la retrouver au royaume d’Hadès. Mais je compris que mon heure n’était pas encore arrivée en sentant son souffle chaud sur mon visage. Je me relevai, m’appuyai sur ses flancs et la suivis jusqu’à cet abri, où je recouvrai peu à peu mes forces grâce à la source intérieure, aux fruits et petit gibier de la vallée.

D’autres avant moi ont occupé cet abri. À force d’observer ces représentations d’un peuple ancien, je devinai qu’ils avaient gravé dans le rocher des prières à leurs dieux à tête d’animaux, ceux-là mêmes qui veillent sur les pyramides. J’ignore pourquoi ils ont quitté cet abri, mais ils y ont laissé leurs ciseaux de sculpteurs et des poudres de couleur. Et aussi des rouleaux de papyrus, cette plante qui pousse en abondance près des cours d’eau, sur lesquels je commençai de relater mon histoire.

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Mais bientôt l’objet maudit recommença à me torturer, malgré la protection des dieux d’Égypte. Alors je pris cette décision, qui me couvre de honte, de m’en séparer tant que j’avais encore un peu de lucidité. Mais il fallait que je m’assure que nul ne pourrait s’en emparer. Me revint alors en mémoire la ruse de Palamède lors de la conquête de la ville de Troie, que même l’illustre héros Achille n’avait réussi à prendre. Il fit construire un gigantesque cheval de bois, où furent enfermés des guerriers d'élite. Le cheval fut laissé devant les remparts de la ville comme offrande, en faisant courir le bruit que les Grecs abandonnaient le siège de Troie. À la lumière du soleil levant, les Troyens découvrirent le cheval et le firent entrer dans la ville. Alors qu’ils fêtaient leur victoire, les guerriers d’élite, silencieux serpents sortis du ventre du cheval de bois, ouvrirent grand les portes de Troie et la flotte grecque qui s’était cachée revint prendre Troie et la brûler. Le sage Palamède disait :

« Les meilleurs secrets se cachent en pleine lumière. »

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Papyrus trouvés en 2014 dans une grotte de la Vallée du Natroun, Égypte. Ils ont été rédigés probablement vers -320 avant JC, par le lieutenant Dimitrios, membre de l’Armée d’Alexandre le grand.

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- Leyla chérie, le caramel est bientôt prêt ?

La voix chaleureuse de tante Wadiha me tire soudainement de mes rêveries. Je pousse un petit cri en découvrant que le précieux contenu de la casserole est en train de virer au brun. Vite, j’éteins le réchaud à gaz et avec le bout de mon index, je projette une goutte du liquide brûlant sur le côté d’une tasse à café. Si la goutte coule, c’est que c’est trop tôt. Si elle coagule aussitôt, c’est que le caramel est juste au point. Et c’est le cas. Vite je presse le jus d’un citron au-dessus du mélange et je le brasse vigoureusement avec une cuillère en bois. Je soulève plusieurs fois la cuillère, des filaments couleur de miel s’étirent paresseusement. Ouf ! J’ai réussi à sauver la précieuse mixture, ce « caramel » à l’appellation trompeuse de douceur. Car c’est une cire au sucre, destinée à épiler les clientes du salon de beauté de ma tante Wadiha !

- Masa’ al kheir ! Bonsoir mesdames, votre bourreau préféré arrive !

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Quand j’entre dans le cœur du salon de beauté, les clientes s’agitent et caquètent comme des poules effarouchées par l’intrusion d’un renard affamé. C’est le rituel du jeudi soir, se faire belle avant le week-end qui en Égypte a lieu le vendredi et le samedi. Des mains aux ongles fraîchement manucurés et vernis dansent au rythme des rires et des tendres malédictions qui pleuvent sur ma tête tandis que je distribue le caramel aux esthéticiennes.

- Pourquoi le malheur arrive-t-il par les mains de la plus jolie fille du Caire ? glousse Oum Ali en faisant tressauter ses généreux plis de graisse, dont chacun selon la tradition mesure la fortune et l’amour de son mari.

- Il faut souffrir pour être belle, Habibti ! s’esclaffe Sitt Dounia. Laisse donc la petite tranquille !

- Alors il paraît que tu as un amoureux ? chuchote – aussi discrètement qu’une rafale de Kalachnikov – Patil Papazian en roulant ses yeux avides de ragots.

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Et c’est parti pour un interrogatoire en rafale et en règle... Pourquoi tante Wadiha a-t-elle besoin de raconter ma vie aux clientes ? Je me sens rougir comme du piment !

« Il est mignon le prince charmant ? Il a une bonne situation ? Si c’est un américain, il n’est pas divorcé j’espère ? Comment il a fait sa demande de mariage ? C’était romantique ? Il a son propre appartement ? Vous voulez combien d’enfants ?... »

Combien d’enfants ? Mais on n’est pas du tout là, John et moi ! Il m’a juste donné un coup de main pour des recherches historiques sur le net parce que c’est un pro de l’informatique et moi je suis nulle, invitée à déjeuner au campus, proposé de me ramener dans sa Simca 1000 pourrie après les cours... Il voulait même m’emmener ce soir à Alexandrie ! J’ai refusé bien sûr, mais pour qui il se prend ? Pour un prince charmant dressé sur son cheval blanc surgi du néant pour trancher d’un seul coup de sabre la tête du dragon hyper méchant ? Déjà dans mes rêves d’enfant, je faisais tomber le

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prince charmant de sa monture et je m’enfuyais sur le dos de son cheval dans une chevauchée fantastique et infinie. Je n’ai jamais eu besoin d’un prince charmant pour me débrouiller dans la vie et ce n’est pas maintenant que ça va commencer !

Pour vite changer de sujet, je demande aux clientes ce qu’elles souhaitent pour les réconforter après l’épreuve du caramel : une citronnade, du thé, du café, du Karkadé aux fleurs d’hibiscus du Soudan ou juste un verre d’eau... avec le célèbre plateau de « baisers sucrés » de ma tante. Des mini-portions pour la culpabilité, mais de baklawa, mehallabeyya, basboussa ou atayef, gorgés d’un épais sirop à la fleur d’oranger : du maxi-gras-sucré...

Je m’affaire dans la cuisine pour préparer les plateaux de douceurs, tout en guettant l’horloge accrochée au mur. Je soupire, encore une bonne heure avant la fermeture du salon, et ensuite, à moi la liberté ! Pourtant j’apprécie tellement l’ambiance du salon, ce havre de paix où musulmanes, druzes, chrétiennes et juives ont adopté le pacte tacite d’ignorer les différences de religion

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pour savourer cette pure complicité de femmes. Si seulement nos dirigeants masculins, les cyniques, les tyrans, les exaltés et les sexistes pouvaient goûter à cette sagesse, qu’est-ce que le monde en serait meilleur ! Je hausse les épaules à cette pensée impossible et j’envoie un baiser imaginaire à ma merveilleuse tante, qui mériterait le prix Nobel de la paix ! Je lui suis tellement reconnaissante de me faire travailler dans son salon dès que j’ai terminé les cours à l’Université Américaine du Caire. Avec les généreux bakchichs, les pourboires des clientes, qui se rajoutent à mon salaire et à ma bourse d’études, mes études ne coûtent rien ou pas grand-chose à mes parents. Et je peux étudier ce dont j’ai toujours rêvé : l’archéologie et notamment l’égyptologie, cette science qui permet de décrypter la prodigieuse civilisation de l’Égypte. Qui a dit que c’étaient des métiers réservés aux hommes ?

Enfin la journée et la semaine s’achèvent. Le salon est rangé, astiqué et brille comme un sou neuf. Je quitte ma blouse blanche, enfile Jeans, T-shirt et baskets et attache mes cheveux en chignon serré pour pouvoir les

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cacher sous mon casque. Je profite du fait que je n’ai pas beaucoup de formes pour me faire passer pour un garçon, tous les Égyptiens n’étant pas aussi ouverts et tolérants que ma famille. Il faut dire que ma mère est une musulmane qui a épousé un Américain catholique passionné d’ornithologie, et sa sœur, tante Wadiha, a épousé un copte, c’est-à-dire un chrétien orthodoxe, de la première église égyptienne fondée en l’an 40 par l’apôtre Marc. Ça n’a pas dû être facile à leur époque mais elles ont tenu bon, et je suis fière d’elles. Moi aussi je me marierai par amour, si je rencontre un jour l’homme de ma vie ! Mais en attendant ce jour hypothétique, je savoure ma « liberté » de garçonne. Et pour enfourcher un scooter ou un cheval, on est bien mieux en pantalon !

Ma tante fourre dans mon sac à dos un gros paquet enveloppé de papier aluminium : c’est le doggy-bag de baisers sucrés qui ont échappé à la gourmandise des clientes, se justifie ma tante. Mais je sais qu’elle en prévoit des quantités astronomiques le jeudi, histoire d’engraisser sa nièce ! J’embrasse tendrement ma généreuse tante, qui me recommande

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d’être bien prudente sur la route, et je file dans la cour arrière, où je démarre mon vieux scooter un tout petit peu débridé. Oui c’est John qui l’a bricolé vu qu’il est aussi bon mécano qu’informaticien, mais bon passons, on va arrêter de parler de lui !

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Je me glisse entre les poubelles de l’immeuble et dès que je passe le portail pour rejoindre la route, le capharnaüm, les odeurs et les bruits familiers de la ville m’assaillent. Bienvenue dans cet ineffable mariage de fièvre et de lenteur que sont les rues du Caire. Je me faufile péniblement entre les passants, nombreux à faire du lèche-vitrine avant la tombée de la nuit et l’appel des imams à la prière, tout en discutant à voix forte dans leur téléphone portable, foule dense et bigarrée où se mêlent vêtements traditionnels et occidentaux. Mon regard glisse sur les magasins aux devantures kitchs et surchargées qui cohabitent avec des boutiques modernes et occidentalisées. Des échoppes de falafels, galettes de fèves frites arrosées d’une sauce à l’ail, au citron et à la crème de sésame, diffusent leur appétissant parfum. Des Ahoua, cafés où les hommes viennent fumer la houka, le narguilé égyptien, et disputer des parties de trictrac acharnées en claquant les pions sur le plateau. Sur les trottoirs, des étals de cassettes vidéos, audio, DVD, des contrefaçons des grandes marques américaines et européennes, aussi bien que des

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marchands de poissons, d’épices ou d’ attirail de cuisine en fer blanc. J’évite de justesse un vendeur qui balance un seau d’eau devant sa vitrine pour atténuer la poussière. Le cireur de chaussures accroupi non loin pousse des cris d’indignation à cause des éclaboussures boueuses sur son établi, il doit recommencer tout son travail, mais au moment où l’altercation entre les deux hommes s’enflamme un client appelle le vendeur qui redevient tout mielleux et oublie l’incident. Je parviens enfin à atteindre la chaussée, sur laquelle un taxi collectif klaxonne comme un forcené pour faire avancer la charrette tirée par un âne qui obstrue la rue. Je me faufile comme je peux, évitant de me faire écraser par un camion crachotant ses fumées noires de gasoil, pour rejoindre un carrefour encombré de véhicules de tous âges, et je rejoins enfin une avenue plus large où je peux prendre un peu de vitesse.

Ah non, ça bouchonne comme un tas de mouches engluées dans un pot de miel laissé ouvert. Les policiers ont beau gesticuler et s’époumoner dans leurs sifflets, le jeudi soir reste un vrai cauchemar pour la circulation au Caire. Tant pis, je prends un

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autre itinéraire, même s’il est plus incertain : celui qui passe par la place Tahrir, la place de la liberté qui a tant fait parler d’elle lors de la révolution égyptienne de début 2011...

La révolution m’a pas mal secouée, comme tant de jeunes de ma génération. J’avais tout juste quatorze ans et je découvrais ce vent de liberté qui a fait palpiter nos cœurs, embrasé les esprits et les rues, pour finir en affrontements sanguinaires, répressions odieuses et débordements de tous les côtés. Les braises amères du « retour à la normale » nous ont appris la prudence. S’exposer aux coups est-il la meilleure façon de faire entendre sa voix ? Nous avons misé sur les radios, les réseaux sociaux, et malgré les désillusions, l’espoir demeure de réussir à rendre ce monde meilleur.

- Yallah ! Avance, espèce d’abruti !

Toute à mes pensées, je ne m’étais pas aperçue que le flot de véhicules avait recommencé à s’étirer, aussi lentement que du caramel tiédi. L’impatience des klaxons et les gestes virulents qui

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accompagnent les harangues des conducteurs me filent un électrochoc, et je m’empresse de me faufiler entre les voitures. Je fais un détour par les ruelles qui bordent les canaux du Nil, sous les balcons empesés de pots de fleurs, où les senteurs de vase et de poissons luttent avec celles des roses et du jasmin. Mais là au moins les gaz d’échappement des moteurs sont moins denses. Puis je rejoins les grands axes qui me mènent au sud-est de la ville. Ensuite je remonterai légèrement au nord, et je prendrai la route d’Alexandrie. C’est un véritable gymkhana pour rejoindre l’équipe de Jean-Yves Empereur, célèbre archéologue français, qui mène des fouilles d'urgence en plein centre-ville d'Alexandrie. Car outre les découvertes sous-marines incroyables sur le site de l’ancien phare, avec tous les vestiges de l’époque des Ptolémées, Alexandrie recèle encore bien des secrets. La ville antique étant recouverte par la ville moderne, c'est au gré des chantiers de démolitions d'anciens bâtiments et de reconstruction ou de création de routes et ponts que les fouilles deviennent possibles. Et peut-être qu’un jour, on réussira à trouver le tombeau d’Alexandre le Grand ???

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Ici à Alexandrie, en – 283, juste avant sa mort, son ancien général grec Ptolémée, devenu père d’une longue dynastie de Pharaons qui s’est éteinte avec la tumultueuse Cléopâtre en -30, avait achevé la construction du tombeau d’Alexandre le Grand. Il avait fait rapatrier de Memphis, la dépouille momifiée du conquérant pour lui donner une dernière sépulture digne de sa gloire. Mais entre les conflits, les incendies, les tremblements de terre ravageurs et la convoitise des pilleurs de tombes et des chercheurs de trésors sans scrupules fascinés par l’Égypte, nul n’a jamais retrouvé ce fameux tombeau. Et si c’était moi qui le retrouvais ???

Bon allez trêve de rêveries. Comme je ne suis que stagiaire, et j’ai déjà une chance incroyable d’avoir été acceptée sur le dernier chantier de fouilles, je pourrai peut-être au bout de nombreuses heures passées à quatre pattes à tamiser la poussière, dénicher un fragment de céramique ou un os de poulet comme témoignage d’un repas antique. Mais l’archéologie est autant métier de patience que de passion, et il faut bien commencer par

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collecter des indices, aussi mineurs soient-ils qu’un détritus de poubelle fossile !

Au détour d’un ensemble d’immeubles décrépits se profilent les monumentales pyramides du plateau de Gizeh. Khéops, Khephren et Mykérinos, majestueux tombeaux des rois, des reines et des grands personnages de l’époque pharaonique, sans oublier le célèbre Sphinx, tous ces vestiges rescapés de la civilisation égyptienne d’il y a 4.500 ans. J’ai beau les connaître par cœur, un frisson d’admiration parcourt mon échine. C’est leur première vision qui a inspiré ma vocation d’archéologue.

Enfant je me prenais pour la Howard Carter qui découvrit dans la Vallée des Rois au début du XXe siècle la tombe de Toutânkhamon et ses fabuleux trésors. Et je faisais hurler mes parents quand ils découvraient le potager ravagé et les murs couverts de hiéroglyphes malhabiles et poisseux...

En attendant d’admirer mes futures découvertes, les touristes du monde entier s’agglutinent autour des pyramides. Et les innombrables bus s’empilent sur les parkings en

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dégorgeant leurs flots humains, assaillis par les marchands de souvenirs. Je sais combien le tourisme est essentiel à l’économie de mon pays mais parfois je rêverais de rues désertes. J’emprunte enfin « l’autoroute du désert », la route qui relie Le Caire à Alexandrie, et tout en redoublant de prudence à cause des conducteurs aussi pressés que moi de profiter du week-end, je mets les gaz à fond...

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L’autoroute du désert... Elle est tout sauf déserte ! La nuit va bientôt tomber et je dois cligner des yeux pour chasser la fatigue de l’éblouissement des phares, réglés selon le code de la route égyptien soit n’importe comment. Près de 100 kilomètres que je roule et la circulation reste toujours aussi dense dans les deux sens. Celui des cairotes qui vont passer le week-end à la plage, et celui des bus qui ramènent les touristes vers la capitale. En Égypte, les touristes se concentrent dans la vallée du Nil, entre Abou Simbel, Louxor, Le Caire et Alexandrie, pour visiter les pyramides, temples, tombes et vestiges de nos pharaons disparus. D’autres préfèrent les plongées dans la mer Rouge ou encore les marches mystiques dans le mont Sinaï. Mais 94% du territoire est occupé par les déserts, le libyque à l’ouest et l’arabique à l’est. Et ils recèlent bien des trésors méconnus. Oh non, ne me dites pas que ça recommence à bouchonner ! Cette fois j’en ai ma claque de slalomer entre les pots d’échappement nauséabonds et les détritus que lancent les conducteurs sur la route. Je vais passer par les petits chemins du Wadi el Natroun et

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longer l’autoroute pour la reprendre plus haut. Même si les routes sont moins bonnes au moins j’aurai l’impression d’avancer !

Après quelques manœuvres contestables avec le scooter, je rejoins une petite route étroite qui remonte au nord-ouest sur les hauteurs rocheuses qui sillonnent les dunes comme les crêtes de dinosaures enfouis. Ici très peu de véhicules circulent et en soupirant d’aise, je prends un peu de vitesse. Mais pas trop, car qui sait si des chèvres ne vont pas brutalement décider de traverser la route. Ou si le revêtement goudronné vieux comme Hérode ne cache pas un nid de poule sournois. Ou si un effondrement rocheux au détour d’un virage n’a pas obstrué la route. Ou si un chien de berger ne va pas surgir sans prévenir pour me courser... ce sont les joies des routes peu fréquentées ! Je souris d’apercevoir au loin les phares des véhicules immobilisés sur l’autoroute et pousse un peu les gaz pour les narguer quand soudain, le moteur de mon scooter se met à avoir des ratés. Oh non, John, j’espère que ton bricolage ne va pas me lâcher maintenant ! Je manque de passer par-dessus mon guidon. Je me rétablis comme je peux,

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quand un bruit de klaxon assourdissant me fait me rabattre brusquement sur le côté de la route. J’évite tout juste de me faire encastrer par une camionnette chargée de pastèques qui arrivait en face, les phares cassés, et qui m’agonise de coups de klaxon outrés. La suite se déroule au ralenti, comme dans une scène de film d’horreur. Je me sens emportée sur le bas-côté de la route tandis que le moteur tousse, envoie une dernière pétarade avant de rendre l’âme, et de couper l’alimentation du phare. Je pose les pieds au sol et freine de toutes mes forces, pour empêcher le poids du deux-roues de m’entraîner dans le précipice que je devine en contrebas. Mais c’est peine perdue car les roues du scooter dérapent et nous entraînent inexorablement vers le bas. Alors, dans un réflexe de sauvegarde, je saute sur le côté, abandonnant le véhicule à sa chute, et je dégringole, je tourneboule sur moi-même avant de me sentir happée par les ténèbres de l’inconscience...

Le froid me réveille et je grogne en cherchant à remonter la couverture sur moi, mais je ne ressens qu’une matière dure et désagréable autour de moi. Mais où suis-je ? Je me

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redresse en sursaut tandis que les images de ma panne-accident de scooter me reviennent en vrac. À part une douleur au genou mon corps semble intact et mon sac à dos a amorti la chute. À tâtons, je retire mon sac-à-dos puis mon casque et observe l’endroit où j’ai atterri. Ce repli rocheux envahi de broussailles épineuses a stoppé ma chute. Au-dessus de moi, un pinceau de lune dessine des ombres fantomatiques sur la paroi rocheuse qui culmine à une quinzaine de mètres. Aucune envie de ressortir par là. Côté aval, la pente semble beaucoup moins raide. Si je dois bouger, ce sera en descendant. Et je crois qu’il sera inutile de vouloir faire réparer le truc complètement disloqué que j’aperçois loin en contrebas, et qui me servait de scooter.

En attendant, je suis vivante et je dois prévenir l’équipe de fouilles que j’ai eu... un léger contretemps, et que je les rejoindrai... mince, je n’ai aucune idée de l’heure qu’il peut être à part qu’il fait nuit, bref que je les rejoindrai dès que possible. J’ouvre mon sac à dos pour en sortir mon téléphone portable. Mais si le sac a servi d’amortisseur dans ma chute, son contenu lui aussi est

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très amorti. La bouteille d’eau en plastique a explosé, les « baisers sucrés » ne sont plus qu’une bouillie gluante de miettes et d’aluminium, parmi laquelle je distingue des débris de verre, de plastique et d’électronique. Je récupère la carte Sim, l’essuie avec mon T-shirt et la glisse dans la poche de mon Jeans. Bon, je vais devoir me débrouiller sans téléphone. Bienvenue dans la préhistoire ! Je continue le tri dans mon sac à dos. Ah ! Ma mini-torche fonctionne, cool ! Par contre mes vêtements de rechange ne vont pas pouvoir servir à grand-chose. Mon carnet de notes lui aussi est gras et gluant, mais prise d’une inspiration j’exhume un stylo à bille et je rédige, non pas mon testament mais un mémento sur qui je suis et qui il faut prévenir si jamais on ne me retrouve pas vivante. Si en fait, c’est une sorte de testament, zut, je ne suis pas quelqu’un de morbide d’habitude ! Allez, je vais m’en sortir. Je décide de laisser sur place le sac à dos et le casque avec le carnet de notes bien en évidence. Je vais partir à la recherche d’un moyen de regagner la route où je ferais du stop vers Alexandrie, dut-ce être sur une charrette tirée par un âne !

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A la lumière froide de la lune, je sillonne le flanc rocheux en boitillant à pas prudents, évitant les broussailles et les pierres qui roulent sous mes chaussures. Je vais économiser les piles de ma mini-torche au maximum. Je me trouve désormais au cœur d’une sorte de canyon, un ancien oued desséché, et j’espère de toutes mes forces qu’il débouchera quelque part. Je tends l’oreille, il me semble entendre un écho lointain, comme un chuchotis. Si des êtres humains sont dans les parages, ils pourront sûrement me montrer un chemin pour regagner la route principale et, motivée par cet espoir, je presse le pas. Mais plus je m’approche de la source du chuchotis, plus mon espoir qu’il soit d’origine humaine s’amenuise. Cela ressemble au frêle glouglou d’un ruisseau, d’autant que la végétation désertique avide de la moindre goutte d’eau se densifie. Au moins, je pourrai me rafraîchir. J’écarte les branches d’un acacia et suspends brusquement tout mouvement. J’ai cru apercevoir une forme blanche à travers le feuillage. Le cœur battant à tout rompre, je plisse les yeux pour observer cette forme sans me faire repérer.

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Est-ce une galabieh, la longue tunique traditionnelle sans col ni ceinture des égyptiens, et dans ce cas que fait une personne seule en pleine nuit dans cet endroit sauvage ? Non, la forme est plus allongée, elle se tient immobile, aux aguets, elle a senti ma présence. Soudain la forme frémit, et d’un bond nerveux s’élance à travers les fourrés dans une cavalcade apeurée. Le claquement de ses sabots sur le sol caillouteux s’éloigne, avant de stopper à nouveaux. C’est un cheval blanc ! Malgré la peur bleue que j’ai eue, et la précarité de ma situation dans ce canyon perdu, la grâce de la rencontre avec ce cheval me gonfle le cœur. Je n’ai plus qu’une idée en tête : le retrouver !

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Non, LA retrouver, cette jument farouche, aussi insaisissable que la lune. Je progresse lentement dans le canyon, écartant joncs, branches de tamaris et broussailles d’Halfa touffues. Pour me donner du courage et pour familiariser la jument à ma présence, je fredonne une berceuse égyptienne dont la mélodie me revient, mais pas les paroles. Alors j’improvise sur cette mélodie des mots réconfortants pour rassurer la jument. Peut-être que ça marchera ?

Elle a décidé de jouer à cache-cache. Dès que je me rapproche d’elle, ses muscles frissonnent sous son pelage et elle s’éloigne, mais je la sens attentive, sa curiosité sera-t-elle plus grande que sa crainte ? Toujours en chantonnant, je continue d’avancer à sa rencontre, et cette fois, je parviens à me rapprocher à moins de trois mètres. Sous la masse incroyable de son toupet, un rayon de lune se reflète un instant dans ses grands yeux noirs tandis que ses naseaux palpitent et que ses oreilles tournoient, indécises, comme des girouettes prises dans des vents contraires. Instinctivement, je décide de ne plus bouger, pour ne pas briser cet

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instant magique. Je poursuis ma mélopée, tout doucement, en admirant l’élégance de la jument, son chanfrein concave, son port de queue élevé, sa musculature si fine et sa longue crinière soyeuse. Elle a l’allure et la noblesse des pur-sang arabes égyptiens, si recherchés dans le monde des courses. Une Amira, une vraie princesse. Que fait-elle toute seule dans ce canyon hostile ? S’est-elle enfuie d’un élevage ? L’a-t-on maltraitée ?

Cette fille de la lune est prête à fuir au moindre nuage, au moindre froissement de feuillage, pourtant par intermittence, son encolure ploie, sa tête s’incurve à peine vers le sol. Si seulement j’avais une pomme ou une sucrerie à lui offrir, elle oserait peut-être se rapprocher ! Lentement, et sans la quitter du regard, je dirige ma main vers la poche arrière de mon Jeans, allez savoir ce qui pourrait s’y trouver, d’un loukoum écrabouillé à un sucre emballé rescapé du self de l’université ? Mais ce simple mouvement suffit à réveiller sa crainte ancestrale du prédateur et la jument farouche s’enfuit à nouveau en couchant les oreilles en arrière, et en lançant une ruade de défi. Je crois

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qu’elle ne reviendra pas vers moi et un chagrin d’enfant me submerge, comme quand on doit s’arracher à un rêve merveilleux.

Je pousse un gros soupir, étire mes membres engourdis et essaie de revenir à une réalité beaucoup moins enchanteresse. C’est la nuit et je me trouve sans aucun moyen de communication ni de transport, quelque part sur les contreforts rocheux du Wadi el Natroun, vallée qui doit son nom à sa richesse en Natron, ce sel géologique antiseptique et absorbant indispensable à la momification dans l’Égypte ancienne. Aujourd’hui, on s’en sert dans la fabrication du verre et les récoltes des cristaux ont lieu deux fois par an sur les rives des lacs salés que j’entraperçois au bas de la vallée. J’envisage de me diriger vers les lacs pour trouver de l’aide, mais si c’était le moment de la collecte du Natron, j’apercevrais des lumières dans les campements des saisonniers recrutés pour ce dur travail. Or les seules lueurs qui émanent des lacs sont les reflets des astres nocturnes. Donc je devrais escalader le flanc de la montagne pour tenter de retrouver une route à peu près goudronnée, ou continuer à suivre l’oued

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desséché en espérant trouver une issue. Comme je n’ai jamais été douée pour l’escalade, je choisis de continuer l’oued. Si autrefois un torrent a creusé ce lit pour rejoindre les eaux du Nil et se jeter dans la Méditerranée, je finirai bien par atteindre la mer moi aussi... allez, courage !

Je n’en peux plus, je meurs de soif, j’ai l’impression que ça fait des heures que je marche et que je n’ai fait que tourner en rond. Zut ! Je trébuche pour la centième fois et je me retrouve face contre terre, comme une pauvre galette de pain tombée du four. Je ne sais pas si c’est le contrecoup de l’accident mais c’est comme si une digue se rompait et des sanglots de découragement me submergent. J’aurais presque envie de rester allongée là, de pleurer toutes les larmes de mon corps et me laisser mourir. J’ai l’impression de divaguer, d’appeler à l’aide dans mes sanglots mes parents, ma tante Wadiha, John, Amira, quand un son de branches qui craquent à proximité m’arrache à mon abattement en me balançant une décharge d’adrénaline. Derrière moi, quelque chose se rapproche. S’arrête. S’avance à nouveau, me renifle la main.

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Une grande joie remplace ma terreur. À travers la mèche de cheveux qui recouvre mes yeux, J’ai reconnu Amira, la jument blanche, je sens son souffle et la caresse de sa longue crinière sur ma main, mon bras. Là elle s’avance encore, me pousse de son bout de nez en poussant un hennissement étouffé, comme si elle voulait me forcer à me réveiller, à me lever. Je frémis et elle recule. Alors le plus doucement possible, je me roule sur le côté, je me redresse sous son regard inquiet. Mais elle ne s’enfuit pas. Je lui murmure des mots tendres, me relevant lentement pour ne pas l’effrayer. Mais quand je m’avance vers elle, elle secoue la tête et fait quelques pas en arrière.

- Ne t’en va pas, Amira, s’il te plaît !

Elle m’observe longuement, immobile, avant de tourner sur elle-même et de faire un pas, puis un autre, en avant. Elle tourne la tête vers moi, piaffe du sabot. Je crois qu’elle m’attend, qu’elle veut que je la suive. C’est ce que je fais. Elle avance, m’attend, et je la suis du mieux que je peux. Où est-ce qu’elle veut m’emmener ?

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Bientôt, il me semble entendre à nouveau un murmure aquatique, qui titille ardemment ma soif. Ce doit être une illusion, car maintenant la végétation s’est raréfiée et desséchée, la caresse des feuillages ressemble plus à des griffures de chauves-souris qu’à un massage d’huile au hammam après les bains de vapeur... Je ferme les yeux et me concentre sur ce friselis léger, lointain. Un filet d’eau qui s’égoutte le long d’une paroi, ricoche de goutte en goutte, se rassemble en sons plus mats, plus profonds, se poursuit en gargouillis. Amira, elle, semble s’impatienter. Elle tape du pied, m’enjoignant de me remuer. Maintenant elle me guide vers un étroit sillon qui quitte le lit de l’oued pour remonter en serpentant entre des rochers, vers un bloc rocheux titanesque, à face lisse et entouré de broussailles. Je m’arrête, interloquée : comment vais-je traverser ce bloc ?

Amira trépigne, tournoie et finit par se positionner derrière moi, me flanquant un coup de tête dans le dos pour que j’avance. Je m’exécute et avance dans ce sillon, réalisant que l’écho de

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l’eau augmente en intensité. Alors je me retourne vers Amira, comprenant qu’elle m’a guidée vers une source. Mais elle est loin derrière, et elle hoche la tête avant de pousser un doux hennissement et de repartir en sens inverse. À moi de me débrouiller maintenant, semble-t-elle me dire.

Me voici devant le bloc rocheux, mais la source d’eau reste invisible. Je décide de grimper encore un peu et de coller l’oreille contre la paroi, car l’écho des gouttes d’eau est vraiment plus fort par ici. En soufflant, je piétine des haies d’épines, m’approche de la paroi et m’accroche à une anfractuosité. Je me hisse sur la pointe de mes baskets pour rapprocher mon oreille, quand soudain je dérape sur des petits cailloux, repars en aval et me retrouve à quatre pattes sur un lit de racines dures, d’épines et de caillasses. La douleur au genou se réveille, s’ajoutant à la brûlure dans mes paumes, et je peste contre ma maladresse tout en m’appuyant d’une main sur la paroi pour me relever. Mais à part quelques ronces griffues ma main ne rencontre que du vide et je bascule tête en avant vers d’inquiétantes ténèbres...

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On dirait que je suis tombée dans une caverne naturelle, dont je ne peux apercevoir le fond. C’est le moment d’allumer ma mini-torche. Je me mets à quatre pattes et me glisse prudemment dans ce conduit rocheux, guidée par le bruit hypnotisant de cette eau invisible. Le sang palpite sous mes tempes et mes sens sont aiguisés par l’attente et l’appréhension. Que vais-je découvrir au fond de cette caverne, un nid de serpents venimeux, une portée de caracals, les lynx du désert, dont la mère va me déchiqueter de ses crocs et ses griffes pour défendre puis nourrir ses petits... ou une momie bardée d’amulettes et qui lancera sa malédiction sur moi ?

Dix mètres que j’alterne à quatre pattes et en rampant dans ce tunnel quand le plafond cesse de me racler le sommet du crâne pour s’élever d’un coup. Je peux enfin marcher un peu penchée. L’épaisseur de roche isole si bien qu’on se croirait dans un réfrigérateur réglé à cinq degrés. Il ferait presque froid et des frissons me parcourent sous mes vêtements trempés de sueur. La pente devient plus raide et je débouche dans une sorte de

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grotte où je peux me tenir debout. Je souffle comme un vieux bœuf, je suis plus desséchée qu’une momie et mes muscles sont proches de la tétanie. Mais au moins jusqu’à présent, je n’ai pas fait de mauvaises rencontres. Je parcours du faisceau de ma lampe les parois autour de moi et plus loin à ma droite, la roche est lessivée par des filets d’eau qui s’écoulent paresseusement en direction d’une espèce de vasque naturelle. Puis l’eau qui en déborde s’échappe à nouveau à l’arrière de la vasque, s’infiltrant au travers des rochers par un chemin inaccessible. Je m’agenouille, forme une coquille avec mes paumes et je goûte cette eau, en espérant qu’elle ne soit pas hyper salée par le Natron ou encore polluée par des infiltrations d’engrais chimiques. Mais c’est de l’eau douce, sans arrière-gout suspect, bien filtrée par son passage dans la roche. Alors je bois avidement, je bois avec reconnaissance envers ce cheval blanc incroyable qui m’a comprise et amenée vers cette source. Comme j’aimerais la revoir !

Maintenant que je suis bien réhydratée, je peux repartir en arrière, sortir de cette caverne et reprendre mon chemin pour

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retrouver la civilisation. Tiens, quelque chose de dur vient de se dérober sous ma chaussure en crissant sur un caillou. On dirait un anneau, lié à un autre... c’est une chaîne en métal ! Un autre être humain s’est donc aventuré dans cette caverne avant moi ?

Je marche en canard en suivant le chemin indiqué par la chaîne, que j’égrène entre mes doigts comme un chapelet en évitant de me blesser aux éclats de rouille. À son extrémité, elle est rivetée dans le rocher, non loin de la vasque. Je fais volte-face et je remonte le chemin de la chaîne, me demandant bien où elle va me mener. Bam ! évidemment dans ces ténèbres plus épaisses qu’une soupe de pois chiches, je ne pouvais pas deviner qu’il allait encore falloir que je rampe ! Je masse mon front et me transforme en serpent pour me glisser sous une nouvelle arche. Je progresse prudemment, la pente remonte légèrement je fais quelques virages qui achèvent de me désorienter. Puis j’aboutis dans un passage où je peux me remettre debout. Je m’étire en faisant craquer mes vertèbres et mon avant-bras heurte quelque chose derrière moi. Je distingue un bout de bois, enchâssé dans un

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réceptacle sans doute métallique riveté dans le rocher. Je le renifle et identifie une odeur de brûlé ancienne à son extrémité : ce devait être une torche. Je poursuis mon exploration en suivant le trajet de la chaîne. Du rocher, du rocher... la chaîne s’arrête net, sur un dernier rivet. Je poursuis l’examen des lieux. Du rocher, du rocher.... du bois ! Du bois presque plat, une planche debout, d’autres planches... une porte ?

Je cherche une poignée pour ouvrir cette mystérieuse porte, avant de m’apercevoir que ces planches semblent avoir été juste dressées là, sans être jointes... pour cacher ou pour boucher quelque chose derrière ? Je les déplace le plus délicatement possible, découvrant un étroit couloir rocheux. Je m’y engage avec précaution. Le couloir m’encadre de tous les côtés mais je peux m’y tenir debout. Il me semble plus régulier que les passages que j’ai franchis jusqu’à maintenant, sans doute aménagé de main d’homme. Je n’ai d’autre choix que d’avancer droit devant moi, le cœur battant...

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Mes orteils butent sur un obstacle. Une sorte de plateau. Plus loin, plus haut, un autre plateau... un escalier taillé. Je grimpe les marches irrégulières avec une grande prudence, avant de me heurter à ce qui semble être une deuxième porte. Je pousse doucement dessus pour voir si elle s’ouvre, mais le bois doit être si vermoulu qu’il cède aussitôt dans un craquement sinistre. Une pile de bouts de planches et d’objets non identifiés s’affalent dans un boucan infernal. De la poussière accompagnée d’une puissante odeur de moisi m’envahit les narines et je redescends en panique quelques marches tout en éternuant sauvagement. Une pensée terrible m’assaille : est-ce que je viens de commettre ce qu’un archéologue ne se pardonnerait jamais ? Si je venais de briser un sarcophage de bois et de détruire la momie qui y était abritée, j’aurais profané un lieu sacré et saccagé une découverte majeure !

Le temps que le vacarme et la chute d’objets s’apaisent, je tente de retrouver mon calme. Mon âme d’archéologue en herbe s’est emballée à l’idée de découvrir une ou plusieurs

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momies, agrémentées d’objets funéraires hyper précieux ! Méthodique, je dégage un passage sur les marches en les remontant, tout en recensant ce que je trouve. Ceci semble être des tissus, autrefois pliés, qui ont tendance à se déliter en charpie. Je les dépose sur le côté. Cela, des débris d’un objet en céramique, de la terre cuite sans doute. Là, un gobelet en bois fendu. Pour l’instant, ni ossements, ni bandelettes, ni vases canopes ou amulettes. Plutôt des objets banals de tous les jours. Quelqu’un a donc habité ici dans le passé... Hou là, quels secrets vais-je bien découvrir plus loin ?

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Je me sens comme Howard Carter. Nous sommes le 26 novembre 1922 et j’ai envie de hurler mon désespoir. Après des fouilles titanesques et infructueuses dans la vallée des Rois, la dernière saison des fouilles programmées s’arrête aujourd’hui faute de crédits. Quand soudain, un fellah hurle comme s’il était possédé par le Salawa, le redoutable démon à tête de chacal. Sa pioche de paysan vient de heurter un bloc de pierre. Il s’agenouille, dégage de ses mains le sable sur le bloc lisse, dégage un deuxième bloc en contrebas... Ce sont les marches qui mènent à la demeure d’éternité inviolée de Toutânkhamon, avec son sarcophage d’or et ses prodigieux trésors intacts !

Euh... je doute qu’on exposera au musée du Caire, au Metropolitan Museum of Art de New York, au British Museum à Londres ou au Louvre à Paris, le résultat de mes « prodigieuses » découvertes. Il doit s’agir d’un ancien abri de paysan ou de berger, vu l’ameublement spartiate de cette minuscule caverne. Un matelas de roseaux tressés qui part en poussière, un tabouret de bois qui tombe en miettes

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quand j’appuie dessus, une cruche en terre cuite qui se brise quand je la bouscule malencontreusement du pied. Je me sens tellement bête ! Je pousse un soupir de déception gros comme la pyramide de Khéops en poussant du pied les débris du tabouret et de la cruche contre la paroi rocheuse. Je souris à la pensée que si un jour une nouvelle Indiana Leyla Jones découvrait cette caverne, qu’elle évite au moins de trébucher sur ces débris !

J’ai hâte de quitter cette caverne maintenant. Quand je raconterai ma mésaventure à mes camarades d’université et même à John tiens, on rira bien en buvant du thé bien noir et bien sucré. Ce n’est pas encore aujourd’hui que je commencerai à forger ma glorieuse légende, dont j’espère qu’elle dépassera même celle d’Alexandre le Grand ! Je soupire et m’apprête à ressortir par les marches de l’escalier, quand mon cœur fait une embardée. Un serpent menaçant surgit du fond des ténèbres, sa tête affamée dressée sur un corps immense. Je hurle de terreur et recule tout au fond de la caverne, je suis prise au piège !

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Le cœur battant à tout rompre, je guette le frottement des écailles du serpent sur les marches de pierre. Quand il sera entré dans cette grotte, je devrai l’affronter, le tuer avant qu’il ne me morde. Pour mon malheur, je crois avoir reconnu un Naja Haje à son cou gonflé en forme de disque. Le cobra d’Égypte qui peut atteindre 2,50 mètres de long et au redoutable venin neurotoxique. S’il parvient à me mordre de ses crochets, mes muscles respiratoires vont se paralyser en premier et...

Je ne veux pas mourir ! Je parcours les murs de la grotte du faisceau de ma lampe, à la recherche de moyens de me protéger ou d’attaquer le Naja. Je doute que je sois plus rapide que lui surtout que je n’ai aucune arme pour l’attaquer. Il me faudrait une massue, mais je ne vois rien qui y ressemble. Ou bien une lourde couverture pour la lancer sur lui et l’aveugler, le temps de m’enfuir par les escaliers. Mais ce n’est pas la charpie de coton qui fera l’affaire. Je parcours fébrilement la grotte : je dois vite trouver le moyen de me débarrasser du monstre !

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Quelque chose vient de bouger, ou alors est-ce une ombre née des irrégularités de la roche, dans un renfoncement de la grotte et je tends en tremblant la lampe dans cette direction. Si le Naja est venu avec sa famille, de l’arrière-grand-père à la flopée de cousins germains et issus de germains, je suis vraiment fichue !

- Je recule, saisis un tesson de la cruche que j’ai brisée et je l’empoigne fermement à la manière d’un poignard. Je bredouille :

- I... I... Il y a quelqu’un ?

Bien sûr je ne reçois aucune réponse, qu’est-ce que j’espérais ? J’ai tellement les chocottes que pour une fois j’aimerais bien qu’un prince charmant dressé sur son cheval blanc surgisse du néant pour trancher d’un seul coup de sabre la tête du Naja et de sa famille nombreuse ! Je raffermis ma prise sur le tesson de cruche et je m’avance vers l’ombre qui danse sur le rocher. Par un réflexe, superstitieux sans doute, je le plante dans l’ombre, au cas où elle serait vivante. Mon

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poignard de fortune traverse non pas le rocher, mais une sorte de tenture, de la même couleur brune que la roche et que je déchire en lambeaux en voulant retirer le tesson. Y aurait-il une sortie cachée derrière cette tenture ?

Je lance un coup d’œil vers les escaliers, toujours pas de cobra en vue. Vite, j’écarte les lambeaux de la tenture pour avancer vers ce que j’espère être l’issue de secours, mais ce que je découvre me laisse sans voix. Ce n’est sûrement pas un secours terrestre que j’obtiendrai en m’aventurant plus loin, mais un secours divin, si seulement j’avais la foi. Car derrière cette tenture se cache un des plus incroyables temples d’Égypte antique ! Une grotte aux parois et à la voute recouvertes de bas-reliefs peints, représentant les dieux antiques, dans ces postures profil/trois-quarts/face caractéristiques. Sous les rayons du disque solaire divin Rê, je reconnais Horus, à tête de faucon, incarnation du ciel et du soleil ; Anubis à tête de chacal et protecteur des morts, Thot à tête d’Ibis, le dieu lunaire protecteur des scribes, et il y en a tant d’autres, représentés surtout dans des scènes d’offrande... C’est à couper le souffle !

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L’un de ces dieux me semble particulièrement mis en valeur par le nombre d’offrandes qui lui sont faites, jarres d’huile, lotus, boisseaux de céréales, parfums et j’en passe. Pourtant ce dieu est figuré par une simple momie humaine debout, portant la calotte et le pectoral des scribes... Ptah, bien sûr, patron des artistes et donc du « sânkh », celui qui fait vivre, le sculpteur qui a réalisé cette œuvre incroyablement vivante... Puis mon regard est captivé par une femme couronnée, aux traits et à la silhouette sublime, qui me rappelle furieusement quelqu’un ? Je déchiffre fébrilement les hiéroglyphes gravés au-dessus…

«Neferfrouaton », ce qui signifierait « la Belle est venue »...

Mes mains tremblent tellement je n’ose croire à ce que j’ai découvert : ce serait le cartouche de la reine Néfertiti à la beauté légendaire ??? Je recherche la représentation de son époux, Akhénaton, le pharaon aux côtés duquel elle a régné il y a plus de 3300 ans. Mais il est absent des bas-reliefs. C’est alors que je

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distingue, sous les pieds de la reine, des hiéroglyphes de toute petite taille indiquant le nom du serviteur de Ptah, le sânkh Ptahmosé...

Mon esprit s’enflamme à imaginer une histoire d’amour impossible entre un humble sculpteur et la plus inaccessible des reines, quand la lumière émise par ma torche se met à monter d’inquiétants signes de faiblesse, me ramenant brutalement à la réalité. Je dois et je suis la seule à pouvoir porter cette découverte historique aux yeux du monde. Mais à quoi bon si je dois mourir par la morsure d’un cobra ? Je range la torche désormais inutile, je glisse le tesson dans une poche de mon jean, j’arrache ce qui reste de la tenture. Je respire profondément et je m’avance d’un pas martial dans l’obscurité vers les escaliers, prête à aveugler l’animal avant de le poignarder sauvagement...

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Une lumière irréelle et rasante venue d’une percée des rochers de voute, darde son rayon sur la face du cobra immobile. Il n’a pas bougé d’une écaille ! Je secoue la tête pour chasser le vertige d’incompréhension qui me prend devant le phénomène qui se produit sous mes yeux. Comme hypnotisée, je regarde la lumière s’intensifier lentement, descendre le long du corps du serpent, s’oranger, puis jaunir et pâlir, repoussant l’image du cobra dans une semi-pénombre finalement rassurante. Mes jambes me lâchent d’un coup et je me retrouve assise sur les marches, étourdie de peur rétrospective. Cette lumière doit être celle du jour naissant, et ce serpent une gravure peinte dans la paroi rocheuse bordant l’escalier. Mais comment une peinture peut donner l’impression d’autant de réalisme et faire croire que ce cobra est vivant ??? L’artiste qui l’a peint a du observer ce phénomène lumineux et s’en servir pour transmettre un message à ceux qui passeraient par ici, mais lequel ? Et pourquoi un serpent ?

J’abandonne la tenture et le tesson de terre cuite désormais inutiles pour

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descendre lentement les marches vers le serpent inoffensif. Dans les religions monothéistes, le serpent est symbole du Mal. Il n’y a qu’à voir ce qui est arrivé à Adam et Eve lorsqu’ils ont écouté le serpent tentateur... Mais dans d’autres croyances, le serpent représente l’immortalité, l’infini, les forces sous-jacentes menant à la création de la vie. Pour les Grecs de l’antiquité, l’Ouroboros, le serpent qui se mord la queue, était symbole d’autofécondation et d’éternel recommencement. Quant aux Egyptiens, ils vénéraient l’Uraeus, le cobra sacré, comme protecteur des Pharaons. Et des agriculteurs puisqu’il les débarrassait des insectes et mulots ! Comment comprendre ce message un peu trop subliminal pour moi ? Tandis que je reste plantée devant le cobra qui me fixe de sa pupille menaçante aux reflets verts et or, me revient la légende égyptienne qui m’impressionnait tant, petite, et qui met en scène un serpent néfaste, maître des forces hostiles en révolte contre l'ordre du monde, le terrible Apophis...

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Derrière cette légende venue du temps des Pharaons, je crois qu’il y a un message universel. Si Apophis, toujours vaincu, n'est cependant jamais complètement détruit, c’est sûrement que son existence fait partie de l'univers. Il nous rappelle la fragilité de l'ordre universel, qu'il est nécessaire d’entretenir afin que les forces du Chaos ne reprennent pas le dessus... Ouh, je deviens philosophe, ce n’est pas vraiment mon style ! En tout cas cette mise en scène de Rê renvoyant Apophis aux ténèbres me rassérène et, dans la lumière désormais pâle et ténue qui s’infiltre par cette fissure dans la voûte, je remonte les escaliers, décidée à remettre scrupuleusement en ordre l’abri. Non pas par maniaquerie comme lorsque je brique le salon de beauté de tante Wadiha à la fermeture, mais par respect pour les principes de l’archéologie. Lorsque les « chefs » viendront examiner ma découverte, ils devront trouver le lieu au plus près de ce qu’il était quand j’y ai pénétré. Je vais donc tenter de raccrocher la tenture.

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Quand j’ai arraché la tenture, je me souviens qu’une pluie de cailloux s’était répandue au sol. À ce moment, je ne pensais qu’au cobra et surtout pas à comment j’allais remettre cette tenture en place. J’observe attentivement le fragment resté suspendu pour comprendre comment ceux qui ont accroché la tenture s’y sont pris. En même temps, ma main palpe le fronton de l’arche d’entrée et le fragment qui pendouille. On dirait qu’un sillon a été taillé dans le roc, l’extrémité de la tenture a été plaquée dessus et des pointes en bois et en rocher ont été enfoncés par-dessus dans le sillon à coups de maillet. Ah tiens on dirait que c’est creux en dessous de la tenture, à l’extrémité de l’arche ? Je glisse ma main sous la tenture et je découvre une sorte de petite niche taillée. Si j’ai de la chance, j’y trouverai les trois outils du sânkh, un maillet de bois, un ciseau de cuivre et un polissoir. Je me hisse sur la pointe des pieds et introduis ma main à tâtons à l’intérieur de la niche. Mais je comprends assez vite à la texture de ce que j’y rencontre, que cela ne me servira sûrement pas à taper avec. Je suis déçue mais par curiosité, je le sors quand même de la niche. Oh mince ! C’est un rouleau de parchemins ou de papyrus, aux bords un peu effrités !

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Je sais bien qu’il ne faut jamais manipuler ce genre de supports sans prendre de grandes précautions, notamment d’humidification préalable et de mise à plat, mais je suis trop excitée et je commence à dérouler les feuillets craquants. Les premières lettres pâlies ressemblent à du grec, du grec ancien je pense. Oh zut, mais pourquoi j’ai appris à lire les hiéroglyphes et pas le grec ! Bon allez, ça suffit, je laisserai faire les experts. Je remets à regret le rouleau dans sa niche, plie la tenture au pied de l’arche et quitte la caverne avec un dernier regard à Rê, le dieu-Soleil, en souhaitant qu’il éclaire ma route.

Je reprends le chemin par lequel je suis arrivée. D’abord debout, puis marchant humblement à quatre pattes et rampant comme un serpent, revivant à l’envers la progression du nourrisson, à l’enfant, à l’adulte...

Quand je ressors enfin de cet enchaînement de passages et de cavernes, et que je me dresse à nouveau sur mes deux pieds, l’aube victorieuse m’accueille. Je respire à grandes goulées et salue le

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réveil de la vallée. Ses couleurs sable, ocre, roche et feuillage me réjouissent après ce passage dans les ténèbres oppressantes. Quand je lève le regard, je devine en contre-jour une série de crêtes ciselées par le soleil levant. Est-ce que je vais avoir assez de forces pour grimper jusque-là, histoire d’avoir un panorama suffisant pour me repérer ? Il faut que je retrouve la route qui passe par les monastères coptes encore en activité. Et là, je trouverai le moyen de contacter l’équipe d’archéologues d’Alexandrie qui doivent s’inquiéter du sort de leur stagiaire. Et j’avertirai l’université et mon professeur d’Archéologie de ma découverte, eux sauront sûrement à quel service des antiquités nationales je devrai m’adresser pour à la fois révéler et protéger ce lieu d’histoire. Et je demanderai à John de venir me chercher avec sa vieille Simca. Et aussi peut-être que ces bons moines m’offriront quelque chose à manger !

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Je commence ma lente ascension vers les crêtes quand un hennissement rompt le silence minéral de la montagne, jusque-là à peine entrecoupé des craquements et vrombissements menus des insectes. Je stoppe net et je guette partout une ombre blanche, mais entre les rideaux d’acacias et les élévations rocheuses, je ne l’aperçois pas. Je reprends ma berceuse pour appeler la jument, et bientôt un nouvel hennissement retentit. Je me dirige vers la provenance du hennissement, attentive au moindre roulement de caillou sous mes pieds, au moindre froissement végétal trop brusque. Et ma patience est récompensée car je la trouve dans une clairière à demi-refermée par un bloc rocheux. C’est comme si elle m’attendait, qu’elle savait que je viendrai, Amira ma princesse. Frissonnante, elle fait quelques pas sur le côté, et je m’aperçois qu’elle boite du postérieur gauche. Je décide de ne pas bouger, de lui laisser le temps de prendre confiance. Elle hésite, tournoie, avance de deux ou trois pas puis recule, mais cette mélodie l’encourage à se rapprocher, centimètre par centimètre. Je ferme les yeux, je la sens toute proche maintenant. Son souffle

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chatouille la paume de ma main tendue, je ressens les vibrisses de son bout de nez quand elle me flaire. Elle recule, se rapproche de nouveau. Aïe ! Elle mordille mes cheveux, défait ce qui reste de mon chignon et je lutte pour ne pas remuer tandis qu’elle souffle dans mon cou. Euh, je crois qu’elle lèche le sirop sucré collé sur mon T-shirt et j’essaie de ne pas remuer malgré le chatouillis. Tout doucement, j’entrouvre mes paupières et je croise son regard qui m’interroge. Lentement, ma main se rapproche de son encolure et je la caresse légèrement. Elle tremble, mais ne s’enfuit pas. Je m’enhardis et caresse son toupet, son chanfrein, son bout de nez. Sa nuque ploie, à peine, et soudain elle me repousse d’un petit coup de tête, inquiète, avant de faire un pas en arrière et de m’observer sur le côté, tête tendue vers le ciel.

- Je ne te ferai aucun mal, Amira, princesse de la lune, approche, lui dis-je en tendant à nouveau ma paume vers elle.

Je reprends mon chantonnement, et après quelques instants elle secoue la tête, se rapproche à nouveau, et me laisse la caresser.

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- C’est bien, tu es un bon cheval, dis-je en lui flattant l’encolure.

Peu à peu, mes doigts glissent le long de son dos, de ses flancs, une de mes mains reste sur sa croupe, l’autre redescend le long de son postérieur gauche dont elle peine à poser le sabot au sol. Je ne sens ni blessure ni renflement jusqu’au moment où je palpe le boulet, et où elle plie brusquement la jambe et s’écarte, à nouveau sur ses grades. Je recommence à l’encourager, elle revient vers moi et je la cajole encore et encore pour qu’elle plie le genou et me laisse saisir son paturon pour soulever son sabot. Après quelques tentatives, elle accepte de reposer son paturon dans ma paume. Elle n’a jamais dû être ferrée je crois. J’aperçois alors un caillou tranchant planté dans sa sole, au cœur de la fourchette. En douceur, j’arrive à l’arracher. De surprise, la jument donne une petite ruade et je lâche son sabot. Elle s’échappe et effectue quelques foulées au petit galop, en cercle, puis revient au pas, étonnée de pouvoir marcher sans boiter. Elle revient souffler dans mon cou et je la flatte longuement,

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heureuse d’avoir pu la soulager. Puis elle s’écarte à nouveau, trottine vers les arbres, se retourne vers moi comme pour m’inviter à la suivre. Elle avance, puis m’attend, jusqu’à ce que nous quittions la zone d’arbres et de rochers qui semblent être son territoire. Là, elle se positionne derrière moi et me pousse dans le dos pour que j’avance. Après avoir dépassé une barrière de tamaris, je me retrouve à l’abord d’un désert de sable et de petits rochers. Quand je l’encourage à poursuivre la route avec moi, elle encense de la tête, recule. Et soudain, elle se cabre comme pour me faire ses adieux et repart au trot vers son territoire. Le cœur serré, je la regarde s’éloigner jusqu’à ce qu’elle disparaisse de ma vue. Je pousse un long soupir et me demande pourquoi elle m’a guidé jusqu’ici, puis abandonnée. Je me retourne vers le panorama qui s’offre à moi et je pousse un cri de surprise : au loin dans le désert se profilent des traces d’habitation humaine : c’est sûrement la vallée des monastères !

Je me souviens de ce que mon oncle Maroun, le mari de tante Wadiha, me racontait sur les monastères coptes de cette

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vallée. Des milliers de chrétiens, qui fuyaient les persécutions des romains aux IIIe et IVe siècles, sont venus se réfugier ici. Dans le Wadi el Natroun qui a vu passer Marie, Joseph et l’enfant Jésus fuyant les soldats du roi Hérode, avant de continuer leur chemin vers le Caire. Cette vallée est devenue le berceau du christianisme monastique, et dans les grottes qui dominaient le désert, ces exilés survécurent en se nourrissant des maigres ressources des quelques oasis avoisinantes. Ensuite, ils bâtirent des monastères pour pratiquer leur foi en sécurité. Des invasions des différents envahisseurs à la grande Peste du XIVe siècle, les monastères résistèrent tant bien que mal. Il en reste seulement quatre en activité aujourd’hui et près de 200 moines y vivent encore, venus dans le désert à l’exemple des ermites de l’ancien testament pour méditer et prier. D’est en ouest, ce sont Saint-Macaire (Abou Maqar), Saint-Bishoy, le monastère des Syriens (Deir-el-Suryan) et le monastère des Romains (Deir-el-Baramus). Ils se situent à quelques kilomètres les uns des autres mais chacun de ces monastères vit de manière auto-suffisante, caché derrière de hauts murs de fortification qui, au Moyen-âge, les protégeaient des attaques de Bédouins.

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Je traverse les sables ocre entrecoupés de rochers qui me séparent du monastère le plus proche. Puis je me rapproche d’une sorte de petit village en hauteur, où je distingue peu à peu des jardins et des édifices en briques crues. J’emprunte des rues étroites qui me mènent bientôt à l’entrée du monastère, où règne un silence suffoquant. J’hésite un instant à m’avancer dans la cour déserte, plantée de palmiers. Pourquoi n’y a-t-il aucun signe d’activité ? Pourtant de mémoire, quand ils ne sont pas pris dans les activités purement religieuses, les moines travaillent manuellement pour tresser des nattes et paniers, presser l’huile d’olive, cultiver les potagers ou autres tâches ? Ils sont peut-être tous en train de prier et je tombe mal. Je dois pourtant trouver quelqu’un qui puisse m’aider !

Je m’avance plus loin dans la cour. Je repère cinq chapelles. Un de ces bâtiments attire particulièrement mon regard et je me dirige vers lui. Je suis saisie par la beauté simple de son architecture, les arches et dômes ronds de hauteur humble et d’une grande douceur, de la même

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couleur que le sable du désert. Je pénètre par une porte en bois, ouverte, dans une pénombre traversée de pinceaux de lumière offerts par les petites ouvertures dans les murs et les dômes. J’admire les murs et les plafonds ronds décorés de fresques religieuses. Sans être croyante, je suis pourtant bouleversée par la puissante spiritualité qui émane de ce lieu...

Puis j’aperçois sur le côté de l’entrée une paire de sandales masculines, couvertes de poussière. Par respect pour ce qui semble être une pratique locale, je retire mes baskets, et j’avance doucement vers le fond de l’église, le chœur. Et c’est là que j’aperçois, au pied d’un grand autel de pierre, une forme noire allongée au sol. C’est sûrement le moine auquel appartiennent les sandales, et qui est prosterné contre le sol froid à la manière des premiers chrétiens. Je ne peux m’empêcher de penser que cette position de prière ressemble beaucoup à celle des musulmans. Je n’ose pas le déranger et je reste debout, à quelques mètres de lui, à attendre qu’il se relève. C’est alors qu’un sonore et ignoble gargouillis émane de mon estomac vide, rompant la quiétude

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de l’église et faisant sursauter le pauvre moine prosterné. Je ne sais plus où me mettre tellement j’ai honte !

- Ex... Excusez-moi, abouna, je ne voulais pas vous déranger...

Le moine se déplie, se relève, se signe devant la grande croix copte et les icônes dressée sur l’autel avant de se retourner lentement vers moi. Dans sa longue robe noire, et avec son épaisse barbe noire, dans cette pénombre seuls ses yeux verts et enfiévrés ont de l’éclat sous la broussaille de ses sourcils :

- Pendant le Carême, les visites de Saint Bishoy sont interdites. Vous n’avez pas vu le panneau à l’entrée ?

Je me sens aussi mal que si j’étais interrogée au tableau d’école et que je n’avais pas appris ma leçon... Je lutte pour ne pas me mettre à pleurer comme une source et je bredouille :

- Je... c’est que...

Chapitre 8

Le moine secoue la tête et se dirige vers la sortie :

- Je vous raccompagne. Vous attendrez la fin du Carême pour revenir.

- Mais mon père, abouna, j’ai eu un accident de scooter, j’ai beaucoup marché, j’ai pas dormi, j’ai découvert une grotte peinte avec plein de dieux égyptiens et de hiéroglyphes, sûrement très ancienne, il y a des vieux rouleaux manuscrits aussi et je dois prévenir mon université et j’ai cassé mon téléphone !

A ces mots, le moine se raidit, fait volte-face et me transperce de son étrange regard vert pailleté d’or :

- Vous n’en avez parlé à personne ?

Je secoue la tête et un deuxième gargouillis retentit tandis que je vacille sur mes jambes. Le moine vient alors vers moi et avec une répugnance manifeste m’attrape par le coude et me soutient pour me faire avancer :

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- Je suis frère Zacharias. Je vous emmène au réfectoire où vous pourrez manger quelque chose. Les téléphones ne passent pas ici. C’est à moi et moi seul que vous expliquerez ce que vous avez découvert.

Je me laisse entraîner, trop faible pour réfléchir. Et pour chasser la vision de l‘œil menaçant du cobra se superposant à celui du frère Zacharias...

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Devant ma surprise de n’avoir rencontré aucun autre moine sur notre trajet jusqu’au réfectoire, j’ai eu droit à une explication proférée d’un ton doctoral et presque méprisant :

- Mes frères se recueillent dans leur cellule. Le Carême est un long chemin d’ascèse et de prière qui nous conduit à Pâques, où nous accueillerons et célèbrerons la joie de la résurrection. Pendant ces quarante jours, le jeûne purifie, allège, recentre sur l’Essentiel.

Non mais il ne va quand même pas me faire culpabiliser de me goinfrer devant lui ! Heureusement il me laisse seule attablée sous les voutes de l’austère réfectoire du monastère, devant une assiette, un verre et une cruche d’eau. Je dévore la galette de pain, le fromage de chèvre et les dattes que Frère Zacharias m’a généreusement offerts. Ouh que ça fait du bien. Et maintenant, je ferais bien une petite sieste. Mais lorsqu’il réapparaît, chargé d’une ample besace en peau de chèvre et armé d’un bâton de marche, je comprends que la sieste attendra un moment plus propice...

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Est-ce le regard magnétique de frère Zacharias, l’autorité sèche qui émane de lui, ou mon sentiment de dette envers le repas offert, qui m’empêchent de protester ? Je n’ai aucune envie de reprendre la marche à l’envers vers la grotte que j’ai découverte, mais je sens que je n’ai pas vraiment le choix. Je me console en me disant que plus vite ce sera fait, plus vite je pourrai repartir d’ici...

Le trajet me semble interminable, et je crains à chaque instant de me perdre. Je sens peser sur mon dos le regard indéchiffrable de frère Zacharias et je peine à me débarrasser du malaise que cela provoque en moi. Là je crois que j’ai retrouvé le oued desséché et je m’y engage, écartant branches et broussailles. Mais je trébuche et je fais une belle glissade sur les fesses pour aboutir dans une futaie. Devant moi, la princesse de la lune se dresse comme une apparition. Un grand bonheur m’envahit, je resterai des heures à me perdre dans la contemplation de cet être magnifique. Mais un bras rude me saisit et me force à me relever. La jument couche les oreilles, s’avance d’un pas menaçant

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vers le moine, comme pour me protéger. Frère Zacharias lève son bâton de marche et l’abat sur les branchages qui le séparent de la jument en criant :

- Va-t-en ! Dégage de là !

Comme elle ne semble pas céder, il se baisse alors vivement, ramasse une pierre et la lance avec force vers la jument qui pousse un hennissement de douleur avant de s’enfuir. Je suis folle de rage et je me dresse devant le moine :

- Hé ! Mais laissez-la, elle ne vous a rien fait ! Vous voulez la lapider comme un barbare ou quoi ?

La haine qui brûle dans le regard du moine me glace les sangs. Mais en quelques fractions de secondes, il se recompose une mine presque débonnaire :

- Ce cheval errant pille les cultures que nous avons tant de mal à faire pousser, il est de mon devoir de le chasser. Allons, reprenons notre route.

Je ravale ma rage et reprends le sentier de l’oued d’un pas pressé.

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Nous voici devant l’entrée de la caverne peinte. Frère Zacharias dépose alors sa besace au sol pour en extraire une grosse lampe torche. Avant qu’il ne la referme, je suis médusée d’apercevoir quelque chose qui ressemble à un gros talkie-walkie, peut-être un téléphone satellite ? Si je n’ai pas rêvé, il aurait quand même pu me proposer de m’en servir pour prévenir ma famille au moins ! Quoique mes parents partis fêter leurs vingt ans de mariage à Hawaï auraient un peu de mal à venir me récupérer, mais ça il n’est pas supposé le savoir. C’est une question de savoir-vivre, tout de même, je n’en reviens pas ! Mais je n’ai pas le temps de dire quoi que ce soit car il s’est déjà engouffré dans le passage.

Je passe derrière et c’est reparti pour une reptation, mais bien plus facile maintenant que la lumière puissante de la torche de frère Zacharias nous guide. Et nous voici devant l’escalier de pierre taillée. Le moine extrait des gants en latex de sa besace et me commande de l’attendre ici pendant qu’il examine la grotte. Je suis frustrée de ne pouvoir admirer à nouveau ces fresques, mais je n’ai aucune autorité sur cet

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homme. Pendant qu’il re-découvre ma découverte, fort de tous les détails qu’il m’a arrachés pendant le trajet, je fixe le Naja peint en ruminant ma rancœur, pendant que le temps s’étire en une éternité. Puis ma main curieuse caresse ses écailles peintes. C’est une peinture un peu craquelée, qui laisse un très léger souvenir de pigments colorés sur le bout des doigts. Je me plonge dans les détails de cette œuvre, où chaque écaille a été soigneusement colorée. Je découvre un travail de fine sculpture, en utilisant le relief naturel sur le rocher pour accentuer l’effet de volume. La gorge gonflée, striée. Les crochets venimeux finement ciselés. Je remonte jusqu’à cet œil au regard si proche de celui du moine. Au bout de mes doigts, je sens une matière différente sous la pupille du Naja. Je frotte un peu plus fort et la peinture se désagrège, révélant une sorte de plaque dure. Tremblante, je gratte de l’ongle le reste de peinture et je dégage un triangle de métal mordoré, dont la base est irrégulière, comme une fracture. Je finis de le décoller avec mes ongles le glisse vite dans la poche de mon Jeans quand la lumière de la torche envahit le haut des escaliers. Frère Zacharias descend les marches, il secoue la tête d’une mine bouleversée et marmonne :

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- Les meilleurs secrets se cachent dans la lumière... qu’a-t-il voulu dire ? Ces documents livreront-ils la clé ?

Sans même prendre garde à ma présence, il glisse dans sa besace une caméra numérique, bientôt rejointe par ses gants en latex. Comme hanté par tout ce qu’il a vu, il repart en direction de la sortie et je n’ai d’autre choix que de le suivre.

Il me reconduit par un nouveau trajet à travers la montagne jusqu’à une route goudronnée, sans proférer une seule parole. Bientôt, il fait signe à une charrette tirée par un âne. Le conducteur s’arrête, baise la main du moine qui le bénit en retour, et lui demande de me déposer au plus près de l’autoroute du désert, afin que je puisse faire du stop jusqu’à Alexandrie.

- Bi amrak, abouna, à votre service, mon père.

Frère Zacharias me serre alors l’épaule avec une force herculéenne tout en plongeant son regard de cobra dans le mien :

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- La grotte appartient à la terre des moines. Je vous demande le silence absolu avant que nous n’ayons prié et réexaminé le lieu. Donnez-moi vos coordonnées et je vous contacterai quand le moment sera venu de dévoiler au monde scientifique cette découverte et je vous garantis que vous obtiendrez la gloire terrestre. Mais d’ici là...

Qui a dit que l’habit ne faisait pas le moine ? La pression accrue de sa main explicite la menace que son sourire débonnaire puis son signe de croix ne parviennent à dissimuler qu’aux yeux du brave conducteur, qui hoche la tête et sourit béatement de sa bouche édentée. J’avale ma salive et je m’empresse de grimper à l’arrière de la charrette bourrée de laine de mouton fraichement tondue et suintant de lanoline. Je fourre mon nez sous le col de mon T-shirt, tentant vainement de chasser l’odeur terrible qui émane de cette laine, celle de la sueur d’un animal stressé. Pendant que la charrette progresse en cahotant sur la route, je me roule en boule et verse des larmes de fatigue et de frustration. Je n’ai plus ni téléphone ni scooter, je me suis fait

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piquer ma découverte par un moine limite psychopathe, et je ne reverrai plus jamais Amira, la princesse de la lune...

Je crois que j’ai fini par m’endormir dans la laine moelleuse, malgré la puanteur. Le conducteur de la charrette me tapote la tête en riant pour que j’émerge, puis il me désigne un sentier de chèvre qui mène en contrebas à l’autoroute du désert. Je le remercie chaleureusement et j’entame ma descente, luttant contre les courbatures. Je me rends compte que je n’ai aucune envie de rejoindre le chantier de fouilles d’Alexandrie, j’ai juste besoin de prendre un bain pour chasser cette odeur imprégnée dans mes cheveux et mes vêtements, et de me goinfrer de « baisers sucrés ».

Au conducteur de la première voiture qui s’arrête sur le bord de l’autoroute, je demande le prêt de son téléphone portable et j’appelle John à la rescousse. Il y a des moments dans la vie où il faut renoncer à ses principes et là, je veux bien l’aide d’un prince charmant...

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John n’a même pas fait la grimace quand je suis montée à bord de la Simca 1000, au bord de l’autoroute où je l’attendais. Pourtant quand j’ai aperçu mon reflet dans la glace côté passager, j’ai eu un haut-le-cœur. Sous une jungle tropicale de cheveux noirs emmêlée de poils de moutons, et avec ma mine de déterrée, j’aurais effrayé la plus effrayante des momies ! Comme si ça pouvait éloigner cette vision horrifique je me mets à débiter à toute allure le récit de mes aventures. Mais John m’interrompt en me proposant de reprendre tout ça au calme un peu plus tard. Il m’informe qu’il a bien sûr aussitôt prévenu les archéologues d’Alexandrie des raisons de mon absence, avant d’emprunter à un autre étudiant son matériel d’escalade. Car il compte bien aller récupérer la carcasse du scooter, pour ensuite tenter de le réparer :

- Je me sens tellement responsable de ton accident, Leyla. Je n’aurais jamais du te proposer de débrider ton scoot...

J’ai beau répéter que c’était de ma faute, que je n’aurais jamais

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dû quitter l’autoroute, John veut absolument porter la responsabilité de mon accident. Bon ça a l’air d’être une idée fixe, alors j’abandonne le débat, et j’essaie de lui donner les meilleures indications pour retrouver le lieu où git le deux-roues. Quand nous nous garons sur le côté de la petite route, et que John aperçoit le scoot loin en contrebas, il secoue la tête :

- Tu as failli mourir, par ma faute !

- Eum... Je suis vivante et je vais bien. Tu veux que je descende avec toi récupérer le scoot ?

- Hors de question que tu te mettes à nouveau en danger !

Bien, je vais le laisser faire, ce boy-scout. Je le regarde installer son équipement, s’arrimer solidement et descendre la falaise. Il récupère d’abord mon casque et les affaires laissées dans le repli rocheux qui avait stoppé ma chute, puis il se rend au fond du ravin où gît le cadavre du scooter. Il le saucissonne dans des cordages, prend un appui ferme sur ses jambes et le hisse à la force de ses bras. Waow,

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impressionnant... Je n’ai plus qu’à le tirer sur le bord de la route et attendre le retour du sauveteur pour l’aider à fourrer le tas de ferraille dans la Simca.

Pendant la manœuvre nos corps se frôlent à plusieurs reprises et un étrange embarras s’empare de moi. Des frissons parcourent mon corps et je hume à plein nez son eau de toilette, tout simplement divine. Je l’observe à la dérobée, si sérieux, si dévoué et si... séduisant à la fois, si décoiffé, si barbouillé de cambouis, et quand il se redresse, qu’il remet en place une mèche de ses cheveux du revers de sa main et plonge son regard bleu des mers du sud dans le mien, en disant qu’on peut repartir, j’ai brusquement envie de rester là, de me glisser entre ses bras, qu’il...

Mais à la place il se dirige vers le côté passager et ouvre la portière en vrai gentleman pour que je prenne place. Houlà, faut que j’arrête de me faire des films ! Je m’empresse de grimper dans la voiture et nous voilà repartis vers Le Caire. J’ouvre discrètement ma fenêtre pour ne pas nous faire mourir étouffés par mon odeur pestilentielle

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et je fais semblant de dormir pour ne pas révéler à John le trouble qu’il provoque en moi. Je crois qu’en fait je me suis endormie profondément, car quand j’ouvre les yeux, la Simca s’est immobilisée pour de bon, dans une ruelle en cul-de-sac du Caire.

John me laisse me réveiller en douceur, il disparaît derrière une porte d’immeuble et revient quelques minutes plus tard, avec un chaleureux sourire :

- Je t’ai fait couler un bain, préparé des serviettes et une tenue de rechange. Tu pourras mettre tes habits... sales dans un sac en plastique. Pendant ce temps je vais emporter le scoot dans le garage, juste là. C’est au premier à droite. La salle de bains est à gauche. S’il te plaît, fais comme chez toi, je ne te dérangerai pas.

Quand je raconterai ça à tante Wadiha, je sais déjà ce qu’elle va me dire :

- Tu vois, je te l’avais bien dit, tu as beau être une jeune femme forte et indépendante c’est bon parfois d’avoir un compagnon sur qui tu peux compter. Je suis

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sûre que c’est un garçon bien. Invite-le à manger à la maison !

Mais je crois que je ne la laisserai pas lui faire subir un interrogatoire en rafale et en règle. Enfin, pas tout de suite... Pour l’instant, je remercie John et je monte quatre à quatre les marches qui mènent à son appartement, pressée de me débarbouiller. Je rabats la porte d’entrée derrière moi et découvre un chouette salon, un canapé cosy et une table basse à l’orientale, des étagères bondées de livres d’archéologie et de romans. Tiens il doit travailler sur ce bureau, près de la fenêtre. Là encore des livres, un super ordinateur avec imprimante-scanner et aussi un kit d’étude des trouvailles archéologiques : pinceaux, pointes à gratter, instruments de mesure, microscope, carnets et tout un arsenal de boites, tamis, éprouvettes, lames, pinces, et j’en passe. C’est un véritable passionné et ça me réjouit. Allons, je ne vais pas me mettre à fouiller chez lui, ce serait vraiment malpoli. J’ouvre une porte, pensant que ce serait celle de la salle de bain, mais c’est celle de sa chambre. Je la referme précipitamment, toute gênée, et ouvre la porte suivante qui est

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bien celle de la salle de bain. Je referme le robinet qui alimente la baignoire, repère les serviettes posées sur un tabouret et jette un coup d’œil sur la tenue de rechange. Ouf, un grand T-shirt et un short long de jogging. Quoi ? J’ai craint un instant de trouver des vêtements de fille, ceux de son amoureuse, mais un coup d’œil en direction du lavabo finit de me rassurer : il n’y a là qu’un rasoir électrique, et qu’une seule brosse à dents. Je hausse les épaules et rit de mes pensées saugrenues, me déshabille et me glisse avec volupté dans le bain chaud réparateur...

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Assise en tailleur sur le canapé, je savoure avec un plaisir non dissimulé les Mezzés que John a achetés pour notre dîner. C’est fou comme il est prévenant ce garçon. Il s’est débarbouillé et changé à son tour et nous voilà installés confortablement dans son salon. Tout en grignotant les délicieux roulés au fromage, les feuilletés aux légumes ou à la viande, nous discutons à bâtons rompus de ma mésaventure, de nos vies et de nos centres d’intérêt, et c’est vraiment agréable de se découvrir ainsi, en dehors de la fac. Quand je lui parle d’Amira, je découvre avec joie qu’il adore les chevaux lui aussi.

- Quel bonheur de rencontrer une telle princesse, fait-il d’un ton rêveur.

- Merci du compliment ! je le taquine, mais je suis une fille du peuple !

- Je parlais de la jument ! Euh... mais tu es pas mal non plus, se rattrape-t-il. Je veux dire, qu’un pur-sang arabe sauvage t’accorde sa confiance, c’est tellement rare, ils sont si fiers, si

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difficiles à apprivoiser. Tu sais ce que les cavaliers d’Égypte racontent comme légende ? Allah créa le cheval à partir d’une pincée de vent. Il donna ce fils du vent à l’homme en lui disant : « Va, et sur son dos, tu gouteras aux plaisirs que je te réserve dans mon paradis ».

- Amira serait fille du vent et princesse de la lune... J’aimerais tellement la revoir !

Nous restons un moment silencieux, pris dans cette féérie. J’ai envie de lui proposer de venir passer un week-end chez mes parents. Je lui ferai découvrir l’oasis que mon père a réussi à faire classer comme réserve ornithologique et qu’on ne peut traverser qu’à pied, en barque ou à cheval. Je n’ose pas trop, peut-être qu’en se connaissant mieux j’accepterai de me faire appeler « ma caille », « mon bulbul », « mon gobemouche » ou d’autres noms ridicules d’oiseaux devant lui ! Ce moment de silence plane comme un vol de tourterelles sur nous, quand soudain, John se frappe le front avant de se diriger vers son bureau et d’en ouvrir un tiroir. Il en ressort un vieux téléphone portable et me le tend :

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- C’est mon ancien et je ne m’en sers pas. Si ça peut te rendre service... Tu m’as bien dit que tu avais récupéré ta carte Sim après l’accident ?

- Elle doit encore être dans mon Jeans, je vais la chercher. C’est vraiment sympa de ta part.

Quand je reviens de la salle de bains, je dois avoir un air trop bizarre car John me fixe, inquiet :

- Qu’est-ce qu’il y a, tu ne l’as pas retrouvée ?

- Si si, mais j’ai retrouvé ça aussi, j’ai failli l’oublier, lui dis-je en lui tendant le triangle de métal que j’avais trouvé sous l’œil du cobra peint, et glissé dans la poche de mon Jeans. Ça te dit quelque chose ce truc ?

John s’essuie les mains avant de se lever et de se diriger vers moi. Il saisit du bout des doigts le triangle de métal, le tend vers la lumière d’une lampe, puis lève un sourcil étonné :

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- Tu avais remarqué qu’il y avait des signes gravés dessus ?

D’un coup, nous oublions le dîner pour nous intéresser au mystérieux triangle. John fait de la place sur son bureau, pose le triangle sur un plateau lumineux revêtu d’une feuille plastifiée. Il approche une deuxième chaise pour moi et me tend un pinceau. J’époussette le triangle, des restes de pigments colorés, de minuscules poussières et fragments de rocher tombent. Je saisis le triangle avec une des fines pinces et le retourne, pour finir de nettoyer l’autre face. John recueille les débris en roulant la feuille de plastique en forme d’entonnoir, et verse ces petites miettes dans une éprouvette :

- On pourra les analyser au labo de la fac.

Puis John décide de prendre le triangle en photo avec son téléphone dernier cri, recto et verso, posé sur le plateau près d’une règle graduée. Il transfère les photos sur son ordi puis reste prostré un long moment en contemplation devant sur son écran avant d’émettre d’un ton lugubre :

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- Cassé... dommage.

- Pardon ?

- C’est un morceau de quelque chose de plus grand. Si j’avais l’ensemble, peut-être que je réussirais à déchiffrer ce qui est gravé dessus. Car tu vois, outre les symboles géométriques, qui les entourent, ces signes sont des lettres grecques, mais elles n’ont aucun sens disposées ainsi.

Je le savais, que j’aurais dû prendre l’option grec ancien plutôt que l’option hiéroglyphes ! Mais tant qu’au moins un de nous deux s’y connait... Je réfléchis intensément :

- Pardonne à la fan de pharaons, mais ton triangle, là, ce ne serait pas le sommet d’une pyramide ?

En virtuose, John pianote sur son clavier et fait virevolter sa souris. Il fait apparaître les photos des pyramides de Guizeh et superpose l’image du triangle dessus :

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- Non tu vois, l’angle du sommet du triangle fait exactement 36°, il est bien plus étroit que celui de tes pyramides et... 36° ??? ça ne peut pas être une coïncidence. Si je ne me trompe pas....

Oh il va trop vite pour moi... En quelques manipulations, John fait une extrapolation à partir des mesures du triangle, pour insérer ce dernier au sommet d’une des cinq branches d’une étoile. Ou c’est un magicien, ou c’est moi qui suis vraiment trop nulle en géométrie. Devant ma mine déconfite, il me demande :

- 36°, pentagramme, Pythagore, nombre d’or, ça ne te dit rien ?

- Je n’ai jamais aimé les maths, désolée. Tout ce que je comprends, c’est que ce triangle serait une pièce isolée d’un puzzle, qui serait probablement une étoile à cinq branches, gravée de signes incompréhensibles. Nous n’avons qu’un seul morceau de cette étoile, et je ne crois pas que les autres morceaux étaient cachés sous la peinture du serpent de la caverne, je les aurais sentis. Donc, le ou

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les autres morceaux sont ailleurs et tant qu’on n’aura pas reconstitué le puzzle, on n’y comprendra rien et notre triangle restera aussi utile qu’une chaussette orpheline ! Toi qui es si fort, tu saurais où retrouver les pièces manquantes de l’étoile ?

- Non, répond le génie, mais je vais me renseigner. Je ne te garantis rien.

Pendant qu’il se concentre sur son ordi, je rode dans le salon, caressant la tranche des livres innombrables alignés sur les étagères, humant ce parfum douceâtre si typique du vieux papier. Parfum, papier, parchemin, papyrus... Inconsciemment, ces associations me ramènent aux rouleaux manuscrits de la cavité cachée dans la caverne peinte, et que le frère Zacharias a emportés avec lui. Si seulement je les avais gardés ! John aurait pu déchiffrer ce qui y était écrit, vu qu’il connait le grec ancien, et on aurait peut-être tout compris ! Une bouffée de frustration m’envahit et une envie subite d’épiler intégralement le moine au caramel me prend. L’image me fait rire et John s’interrompt pour me demander la cause de mon hilarité. Quand je le lui explique, il prend une mine terrorisée :

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- Le supplice du caramel... Je ne te savais pas aussi sadique ! Promets-moi s que si un jour tu es fâchée contre moi, tu ne m’épileras pas !

Bien sûr que non. Et je ne vois pas comment il pourrait me fâcher. Mais l’idée de l’avoir à ma merci, allongé presque tout nu devant moi, provoque des picotements délicieux dans tout mon corps. Vite je chasse de mon esprit cette idée aussi incongrue qu’inconvenante, et je reviens sur ma préoccupation principale : les rouleaux manuscrits. Si seulement j’avais un moyen de les subtiliser, sans me faire attraper par frère Zacharias !

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- Leyla, viens vite !

Hein ? Je me suis assoupie dans le canapé pendant que John poursuivait ses recherches et je mets un moment à recouvrer mes esprits. Je viens m’assoir près de lui, il semble presque en transe :

- J’ai envoyé la photo du triangle sur des réseaux d’étudiants des universités internationales, reliées à l’archéologie grecque. Et il y a quelqu’un qui cherche à me joindre d’urgence sur Skype.

Le temps que je me précipite vers John, le visage d’un jeune homme brun typé est déjà apparu à l’écran :

- S’il vous plaît, écoutez-moi attentivement, nous n’avons pas beaucoup de temps. Je m’appelle Battushig et j’ai des révélations capitales à vous faire. Ici en Mongolie, près du mont Altaï, j’ai fait une chute dans une crevasse gelée qui m’a permis de découvrir un cheval emprisonné dans la glace. Et un cylindre de métal qui m’a servi de piolet d’escalade. Grâce à mon cheval Altaïr, les miens ont réussi à me porter secours.

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Je me dis que c’est une mauvaise blague mais ce Battushig continue son récit d’un ton très sérieux :

- L’Académie des sciences d’Oulan Bator a construit un laboratoire temporaire auprès de la crevasse, établissant que ce cheval était là depuis près de 2.400 ans. Ensuite, ils ont trouvé son cavalier congelé, vêtu comme un cavalier de l’armée grecque de cette époque. Mais à partir de cet instant, la Hannibal corp. a pris le contrôle des opérations, et fait transférer par avion frigorifique l’ensemble des « découvertes » à son centre cryogénique du Massachussets aux Etats-Unis. Un ancien élève de mon université qui travaille là-bas m’a appris que le cavalier portait sur lui une lettre de change et un laissez-passer militaire, signés de la main du général Ptolémée en -326...

- LE Ptolémée qui est devenu pharaon d’Égypte ? je demande, soudain captivée. Au fait on s’appelle John et Leyla.

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- Exact, mais ce n’est pas tout. J’ai rencontré cet homme, John Fitzgerald Hannibal, et j’en ai encore des frissons. Il est venu en jet privé jusqu’en Mongolie pour récupérer le cylindre qui m’avait servi de piolet d’escalade, soit disant pour le porter lui-même au laboratoire du mont Altaï. En réalité, il l’a gardé pour lui. Cet homme est incroyablement puissant, et tout aussi dangereux, croyez-moi.

- Qu’est-ce qu’il y avait de si important dans ce cylindre ?

- Un deuxième cylindre en os, gravé d’un message codé. Grâce à l’aide du « réseau », de Salonqa ma... mon amie, et de mon professeur d’université Temudjin, j’ai réussi à le décoder. Mais après que Hannibal l’a récupéré. Je suppose qu’il aura lui aussi maintenant compris le message gravé dessus : « Cheval d’Alexandre, invincible sur ton dos sera, étoile du pouvoir immortel ». Avec tous les éléments que nous avons réunis, ce message fait référence à Alexandre le Grand et son cheval Bucéphale. Mais aussi à cette étoile à cinq branches, un sceau de pouvoir qui rendait Alexandre invincible.

Chapitre 12

- Une... étoile à cinq branches en métal gravé ? demande John.

- Oui, vous comprenez vite. Le cavalier congelé portait sur lui un triangle de métal gravé, fragment d’une étoile à cinq branches. Leyla, le triangle que tu as trouvé dans la grotte est lui aussi un fragment de cette étoile, regardez cette photo que j’ai composée avec celle que John a prise: il s’ajuste parfaitement dans l’étoile brisée. Avec le triangle qui est désormais en possession de Hannibal...

- Je ne suis pas sûr de comprendre ce que Hannibal veut faire de ces fragments d’étoile, Battushig ?

- Retrouver les fragments manquants de ce sceau de toute puissance, confiés par Ptolémée à des cavaliers, et qu’il aurait envoyé « très loin ». Le premier fragment a été retrouvé en Mongolie, le deuxième en Égypte, et j’ignore où se trouvent le ou les autres fragments. Mais si John Fitzgerald Hannibal, avec la puissance de son réseau d’information, ses capacités financières illimitées et sa

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maîtrise des sciences les plus poussées, les retrouve, il pourra les rassembler et reforger l’étoile. Alors il deviendra aussi puissant et indestructible que l’un des plus grands conquérants - et dictateurs - du monde !

- Mais comment l’en empêcher ?

- Il ne doit pas mettre la main dessus ! À commencer par le fragment qui est avec vous. Pouvez-vous le mettre le plus rapidement possible à l’abri ?

John et moi nous regardons, effarés. Si Hannibal est une sorte d’araignée qui a infiltré tous les réseaux de pouvoir et d’information, comment échapper à sa toile ? À cet instant, le téléphone que John m’a prêté, chargé de ma carte SIM, se met à sonner sur le canapé. Je me précipite pour le récupérer quand j’entends John me dire de mettre le haut-parleur. Une voix d’homme grave et assurée retentit :

- « Bonjour Leyla. Ici John Fitzgerald Hannibal. Vous avez en votre possession un objet qui intéresse particulièrement le collectionneur que je suis. Je vous en offre un million de dollars. »

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Je suis tétanisée, incapable de proférer une parole. Comment cet homme m’a-t-il trouvée ? Comment sait-il que j’ai le triangle ? Et il m’en propose un million de dollars !

- Chère Mademoiselle, reprend la voix de Hannibal, c’est une offre que vous ne pouvez pas refuser. Dans trois heures précises vous confierez cet objet à frère Zacharias, qui vous remettra une mallette de billets en échange. Sinon...

Et il raccroche.

Sur l’écran, le visage de Battushig est devenu terriblement soucieux. Il serre les poings :

- J’aurais dû me méfier. Il doit avoir des mouchards indétectables dignes de la NSA américaine sur toutes les communications, dès qu’elles se rapportent à Alexandre le Grand. Leyla et John, cet homme est dangereux. Il est prêt à tout, même au pire, pour récupérer ces fragments. Je n’ose pas imaginer la menace qui pèse sur vous et vos proches si vous ne lui cédez pas. Je regrette, mais vous n’avez pas

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d’autre choix que de lui obéir. S’il vous plaît, ne prenez pas de risques...

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Je rumine ma rage pendant le trajet. Cet homme, Hannibal, dispose d’un immense pouvoir et peut l’exercer comme bon lui semble, en toute impunité. John et Battushig m’ont bien fait comprendre que ni la police locale, ni l’ambassade américaine ni personne ne nous prendraient au sérieux. Je hais les dictateurs. Mais comme tous les dictateurs, qui ne sont que des hommes après tout, il a forcément un point faible. Reste à le trouver, avant de s’en servir contre lui. Mais en attendant je dois lui céder et ça me donne envie de hurler. John, très pragmatique, a rangé le triangle dans une boîte à échantillons, qu’il a glissée dans un petit sac à dos avec une bouteille d’eau et d’autres objets, et depuis notre départ du Caire il a le visage sombre et il n’a pas pipé mot.

Saint Bishoy nous offre une vision spectrale sous l’œil d’Osiris, le soleil de la nuit. Sous le velours céleste piqueté d’étoiles froides, les bâtiments silencieux prennent une couleur de cendres, oscillant entre le gris et l’argent terni. Dans la pénombre de la cour du monastère où nous attendons un signe, une

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silhouette surgit soudain du vide, se matérialisant dans l’ombre tel un spectre. Je réprime un cri en reconnaissant le frère Zacharias, dont l’écho des pas a été absorbé par la terre battue.

- Vous avez apporté ce qui vous a été demandé ?

Sa voix glaciale et menaçante me fait frissonner. John hoche la tête en montrant son sac à dos. Le regard de frère Zacharias passe John au scalpel, mais il ne bronche pas et soutient son regard. Le moine nous fait alors signe de le suivre et nous traversons la cour, passons devant l’église de la vierge puis le réfectoire. Puis nous empruntons un étroit escalier qui s’enfonce dans les ténèbres. Une fraîcheur sépulcrale me hérisse les poils, à moins que ce ne soit l’appréhension. John allume alors la fonction torche de son téléphone, précédant de quelques fractions de secondes le geste de Frère Zacharias qui met en service sa lampe torche. À peine rassurée par la présence de la lumière, je suis les deux hommes dans un couloir poussiéreux qui sent le rance et le moisi. Arrivés devant une porte, John se renseigne :

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- Monsieur, euh, mon père, est-ce là la grotte où se réfugiait le Saint Bishoy ?

- Non, répond frère Zacharias d’un ton blasé, ici ce sont juste des caves à huile.

- Mais c’est aussi dans ces caves que furent découverts au XIXe siècle des manuscrits rapportés par les moines ayant fui les persécutions en Syrie et à Bagdad au VIIIe n’est-ce pas ? Les manuscrits que Leyla a trouvés dans la grotte peinte, et que vous avez sûrement déjà examinés, sont-ils de la même période ?

Surpris par ces questions en rafale, frère Zacharias s’immobilise un instant et scrute John de son regard vert et or, avant de répondre :

- Ils datent de la fin du IIIe siècle avant JC. En quoi cela vous intéresse-t-il tant ?

- Quel lien y a-t-il entre ces manuscrits et le triangle de métal que veut si ardemment Monsieur John Fitzgerald Hannibal ?

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Le regard du moine se voile et c’est comme s’il parlait à quelqu’un d’invisible derrière nous :

- Il y était écrit : « Les meilleurs secrets se cachent en pleine lumière »...

Puis il part soudain d’un rire quasi démoniaque qui se répercute sur les parois du couloir :

- Mon Dieu tu ne m’as pas jugé digne de comprendre Ton message... La lumière du soleil ! Ce qu’une stupide femelle...

La haine de frère Zacharias se déverse sur moi comme des coulées de lave ardente. Houlà ce que je devine de rage et de frustration chez cet homme, et qui le rendent plus dangereux qu’un cobra, me terrorise tellement que je me mets à secouer le bras de John en bégayant :

- D... Donne-lui le triangle, John, vite !

- Ah mais non ! Si monsieur Hannibal vous a promis un million de dollar en échange du triangle, l’échange doit être fait dans les règles ! Suivez-moi !

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Il marche à pas saccadés dans le couloir, jusqu’à une porte en bois fermée avec une grosse clé, qu’il ouvre d’un geste empli de colère :

- Vous vouliez voir la grotte où se réfugiait Saint Bishoy ? Eh bien je vous en prie, la visite est gratuite ! Ici il y avait une chaîne suspendue à laquelle il attachait ses cheveux pour ne pas s’endormir pendant sa méditation, en attendant que Dieu lui envoie une vision... Une vision !!!

Encore ce rire dément. Nous le suivons tandis qu’il s’enfonce dans la grotte du Saint, saisit une mallette noire puis tend la main comme s’il réclamait une pièce. Je distingue sur son poignet une croix noire tatouée, la croix des coptes, déformée par de nombreuses cicatrices boursouflées, comme celles de scarifications. Ça me colle des frissons. Sans le quitter des yeux, John plonge la main dans son sac à dos et en ressort la boîte contenant le triangle, qu’il dépose dans la paume du moine. Celui-ci referme la main dessus et la glisse dans une poche. Puis vif comme un serpent, il s’empare de la

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mallette, bondit hors de la grotte, rabat la porte sur nous et tourne la clé pour nous y enfermer.

Je suis tétanisée de frayeur, et en même temps soulagée de ne pas me retrouver à la merci du moine psychopathe. Je me tourne vers John, avec une pensée pas très jolie qui se dessine dans ma tête. Sportif comme il est, pourquoi n’a-t-il pas tenté de faire une prise de Judo, de Karaté ou même de mettre un coup de boule à frère Zacharias, histoire de l’empêcher de nous emprisonner comme des bleus ?

Comme s’il lisait dans mes pensées, John tend son téléphone devant moi :

- J’ai préféré le faire parler. J’ai filmé ses aveux.

- Ah oui ? Et ça va te servir à nous faire sortir de cette prison ?

- Non, ça nous servira après. Suis-moi.

John baisse la tête et s’avance vers un renfoncement de la grotte, où il s’agenouille. Là, il pousse une petite porte en

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bois, qui débouche sur un second tunnel, nettement plus étroit que le premier :

- Les moines étaient prévoyants, à cette époque d’invasions en tout genre. Ils avaient aménagé un moyen de fuir discrètement du monastère. Si tu veux bien me suivre...

- Mais Zacharias savait qu’on finirait par trouver cette issue ?

- Forcément. J’imagine que c’était pour lui laisser un temps d’avance suffisant pour qu’il mette l’argent à l’abri. Qu’est-ce qu’on ne ferait pas pour un million de dollars...

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Après une demi-heure de marche rapide, nous quittons ce passage bas de plafond pour atterrir dans les caves du monastère voisin, Deir-el-Suryan. Nous montons des escaliers qui nous mènent dans le réfectoire désert. Puis nous débouchons sur une vaste cour. Je discerne dans le clair-obscur nocturne deux hauts clochers, la tour trapue du Qasr gardant l’entrée du monastère, un cube blanc percé de minuscules ouvertures, avec son pont levis baissé qui me fait penser aux châteaux des seigneurs du moyen-âge. À l’intérieur du mur d’enceinte fortifié s’élèvent de petits dômes coiffés de grandes croix tréflées. Encore des chapelles. Mais où trouver âme qui vive ici, au milieu de la nuit ?

John s’avance vers une des chapelles, que nimbe une lumière tremblante et minuscule comme celle de bougies. La porte est ouverte. Nous nous déchaussons et pénétrons dans la nef, la remontons jusqu’au chœur, le Khurus, situé derrière un grand porche de bois. Comme magnétisée, je lève les yeux vers les fresques qui décorent les murs puis une demi-coupole, aux couleurs patinées par le temps mais qui

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irradient pourtant de majesté. Je retrouve dans ces prophètes, ces anges, archanges et saints des similitudes avec les peintures égyptiennes de la grotte, comme si la ferveur des croyants quel que soit ce en quoi ils croient restait immuable à travers les âges. Je suis brusquement rappelée à la réalité par un coup de coude de John, qui m’incite à l’imiter en inclinant la tête vers un groupe de moines apeurés, tapis dans l’ombre du côté du Khurus:

- Pardonnez notre intrusion, mes Frères, et n’ayez aucune crainte...

Le père supérieur, frère Kyrillos, après avoir attentivement écouté dans son austère bureau les explications de John et visionné son enregistrement sur le téléphone, ferme les yeux et marmonne une prière. Puis il prend une grande inspiration et nous dévisage à tour de rôle :

- Notre patriarche, le père Tawadros II, doit être immédiatement informé. Il saura quelles décisions prendre à l’égard de frère Zacharias, et de la grotte que vous avez découverte. Confiez-moi votre téléphone et veuillez m’attendre un instant ici je vous prie.

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Devant nos yeux médusés, il se dirige vers une grande icône représentant un Christ crucifié, avec à sa droite Marie, sa mère, et à sa gauche St. Jean, l’apôtre. Il appuie des doigts sur le nimbe doré du Christ, l’emplacement le plus lumineux de la peinture, et par un mécanisme caché le panneau de bois soutenant l’icône se déplace sur le côté, découvrant une seconde pièce.

Je murmure, rêveuse :

- « Les meilleurs secrets se cachent dans la lumière »...

Quand le panneau se referme derrière frère Kyrillos, John se lève de son siège et fait quelques pas en s’étirant. Il s’arrête face à l’icône pour la contempler. Il pense à voix haute, comme s’il récitait un cours sur l’art byzantin :

- La croix fait le lien entre le ciel et la terre, c’est le gibet devenu Arbre de Vie par la Passion et Résurrection du Christ, planté sur le Golgotha, le « lieu du crâne ». Dans la caverne gît le crâne d’Adam,

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prototype de l’Humanité mortelle, grain enfoui en terre qui doit mourir pour porter du fruit...

Et soudain, John pousse un cri et se précipite vers moi, les yeux exorbités :

- Leyla, vite, on doit s’enfuir  d’ici au plus vite !!!

- Mais qu’est-ce qui te prend ?

- Ce secret-là, il était caché dans l’ombre ! Le crâne, il porte le même « H » stylisé que celui de la Hannibal Corp. ! Le frère Kyrillos aussi est de mèche avec lui !

A cet instant, tout s’enchaîne aussi vite que le sable qui s’écoule d’un sablier brisé. Un vrombissement retentit, comme celui d’un moteur de voiture en approche rapide. Des rais de lumière déchirent la nuit et traversent les fenêtres du bureau, nous éblouissant. L’icône remue et de la pièce attenante, frère Kyrillos surgit, nous menaçant d’un pistolet automatique :

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- Vous auriez dû donner l’objet à Frère Zacharias. Mais vous avez voulu jouer au plus malin, et il a jugé que vous deveniez gênants...

Je n’y comprends rien ! J’ai vu John déposer la boîte à échantillons dans la paume de frère Zacharias, et maintenant frère Kyrillos la réclame ??? Et pourquoi John reste-t-il aussi impassible ?

- Qui ça, « Il » ? Votre patriarche, ou bien ce cher John Fitzgerald Hannibal ?, laisse tomber froidement John en s’avançant lentement vers frère Kyrillos. Comment a-t-il réussi à vous corrompre ? En promettant une protection illusoire pour votre minorité ? En enterrant d’affreux secrets que vous ne souhaiteriez pour rien au monde qu’ils éclatent à la lumière du jour ? Ou en vous achetant avec ses millions de dollars ?

Ce dernier, déstabilisé par l’attitude de John, fait un pas en arrière :

- Inutile de résister, les hommes de monsieur Hannibal vont vous neutraliser dans les

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secondes qui viennent ! Veuillez me remettre le véritable triangle maintenant, et vous pourrez éviter une effusion de sang inutile !

J’ai l’impression d’être une marionnette stupide assistant à un duel qui lui échappe complètement. Mais de quel triangle ils parlent ?

John glisse la main gauche dans la poche de son Jeans, en extrait une boîte à échantillons identique à celle qu’il avait remise au frère Zacharias. Il la secoue pour faire cliqueter le triangle contenu dedans et continue à avancer vers le moine :

- C’est ça que vous vouliez ? C’est bon, vous avez gagné.

Le moine, hésitant, tend sa paume vers John. Ce dernier, au moment de déposer la boîte dans la paume tendue, fait une manœuvre hyper rapide : une clé au bras armé du moine, qui pousse un cri de douleur et lâche le revolver. John me lance alors la boîte à échantillons et lutte avec le moine qui a réussi à se défaire de sa prise tente de ramasser le pistolet. John lui envoie un coup de pied à

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l’arrière des genoux qui le fait s’étaler au sol. Puis il le terrasse en l’assommant d’un coup à l’arrière de la nuque. Tandis que les ordres donnés aux hommes d’armes sautant du 4x4 parvenu dans la grande cour fusent, John m’attrape la main et m’entraîne en courant hors du bureau, nous dirigeant vers l’arrière du bâtiment. Je comprends enfin l’attitude de John. Il était tellement méfiant qu’il a remis à Zacharias un faux triangle ! Gros risque, me dis-je en me cavalant jusqu’à la sortie arrière du bâtiment, où je découvre une courette donnant sur le mur d’enceinte. J’avise alors un étroit escalier creusé dans le mur, à quelques mètres de là, et nous sprintons dans cette direction. Nous avons presque atteint le sommet quand le phare d’un projecteur mobile nous inonde de sa clarté, et une voix glaciale retentit :

- Ne bougez plus, vous êtes cernés. Levez les mains et posez-les sur votre tête

J’aperçois des ombres courir dans notre direction. Le cœur battant à tout rompre, je grimpe encore une marche quand une balle explose la pierre placée devant mon pied. Ok

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j’ai compris. Je m’exécute lentement, non sans lancer un coup d’œil à John puis au-dessus du parapet. Et si on sautait par-dessus ?

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Des éclats de pierre volent autour de nous tandis que nous exécutons un saut prodigieux pour franchir le sommet du mur d’enceinte. Je cours comme une dératée à la suite de John dans les rochers et le sable, en direction des arbres situés en contrebas. La pente s’accentue et nous mène vers des à-pics rocheux pas très rassurants. J’entends des pas de course se rapprocher et je lance un appel au secours muet à la lune, étroite et effilée comme le poignard des Haschischin, les assassins perses du XIe siècle. Si seulement j’avais une arme ! Et si je savais m’en servir ! En silence, John me montre une direction tandis qu’il en prend une autre. Je cours, je zigzague entre les arbres et les rochers, perdant peu à peu mon avance dans ce terrain si accidenté. J’entends un poursuivant tout proche qui crie d’une voix essoufflée :

- Arrête de courir, ou je vais t’exploser les jambes !

Emportée par mon élan, je n’arrive pas à stopper ma course. Les détonations derrière moi font éclater branches, rochers et cailloux autours de

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mes pieds. J’espère que John a réussi à s’en tirer. Je sens des larmes monter malgré moi dans mes yeux et brouiller ma vue. J’essuie rageusement mes paupières quand je crois apercevoir une ombre blanche se dresser devant moi. Terrorisée, je pile pour ne pas la heurter quand je reconnais la jument blanche, la fille de la lune ! Instinctivement, j’empoigne sa crinière d’une main et je bondis sur son dos. Sans que j’aie besoin de le lui demander, la jument m’emporte au triple galop à travers ce territoire qu’elle connait si bien, semant mes poursuivants.

Je crois être tirée d’affaire quand le faisceau lumineux des phares du 4x4 qui s’est lancé à notre poursuite découpe des ombres menaçantes au travers des branchages. Les hommes d‘ Hannibal n’abandonnent pas leur proie de la sorte ! Comment pourrai-je leur échapper une fois qu’on sera en terrain découvert ?

Droit devant se dessine un serpent lumineux, je reconnais l’autoroute du désert, et la jument se dirige dessus ! Je me redresse, et lui enjoins de ralentir, mais elle couche les oreilles et accélère encore son allure,

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dévalant la pente et projetant derrière elle des tourbillons de cailloux et de poussière. Le 4x4 nous a repérées et il se rapproche dangereusement.

- Amira, je t’en supplie, arrête-toi !

Elle refuse de m’obéir et poursuit sa course vers l’autoroute, les naseaux dilatés par l’effort. Je pourrais tout arrêter et la préserver de la rage de nos poursuivants, qui n’hésiteraient pas un instant à l’abattre. Je pourrais sauter du dos d’Amira et me rendre, ce qui lui laisserait une chance de s’en tirer. Mais j’ignore pourquoi, je choisis de faire confiance à la volonté farouche de ma jument. J’enlace son encolure, je me musse dans sa crinière soyeuse et ferme les yeux, croyant ma dernière heure arrivée. Ou bien nous nous encastrerons dans des véhicules loin en contrebas, ou bien les armes des hommes de Hannibal vont nous déchiqueter !

Le 4x4 est tout près. Soudain je sens les muscles de ma jument se bander et elle s’élève d’un bond prodigieux. Quand j’ouvre les yeux, c’est pour découvrir que je suis toujours

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sur son dos, et que ma jument ralentit sa cavalcade pour faire demi-tour. Dans un terrible fracas de tôle et d’acier, le 4x4 de nos poursuivants s’est écrasé dans le profond précipice où Amira les a conduits, elle qui connait son territoire par cœur, elle seule qui pouvait franchir ce précipice en s’envolant tel un aigle royal. Je suis prise de tremblements de peur rétrospective, et en même temps d’une joie intense et indescriptible. Nous avons accompli, Amira et moi, Indiana Leyla Jones, le saut de la Foi !

Je caresse longuement Amira, qui prend en soufflant bruyamment le chemin de retour au monastère de Deir-el-Suryan. Mais comme à la première fois qu’elle m’avait guidée jusqu’aux abords de St Bishoy, elle s’arrête avant d’approcher de trop près des humains. Si elle pouvait parler, elle me raconterait son histoire. Mais au plus profond de mon cœur, je comprends que nos chemins doivent se séparer ici. Je mets pied à terre, doucement, et j’enlace tendrement l’encolure de ma princesse de la lune. Elle souffle une dernière fois dans mon cou, avant de reculer de quelques pas et de repartir d’un trot fier,

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la queue en panache et les oreilles dressées, en direction de son territoire sauvage...

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Chapitre 16

- C’est délicieux, Madame, mais je n’ai vraiment plus faim !

Je savais que je n’aurais jamais dû présenter John à ma tante Wadiha.

-Tu as sauvé la vie de ma nièce ! Tu es un héros !

- Mais non, Madame, c’est la jument Amira qui a été héroïque, moi je...

- Je t’ai dit appelle-moi « tante » ! l’interrompt ma tante en lui pinçant la joue dans le geste d’affection qu’ont les égyptiens envers les enfants. Tu fais partie de la famille ! Et maintenant, vous allez me le dire, combien d’enfants vous voulez ?

J’ignore qui, de John ou de moi, pique le fard le plus rouge piment ! D’accord nous avons échangé un baiser passionné quand nous nous sommes retrouvés à Deir-el-Suryan, mais de là à parler mariage et enfants...

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Quoique d’ici quelques années, l’idée ne me déplairait pas !

Mais d’ici là, entre les cours à la fac et les derniers événements, nous allons être très occupés. La grotte du Wadi el Natroun n’a pas fini de livrer son histoire. D’après les sommités d’archéologues qui ont commencé à l’étudier, elle aurait été occupée en premier vers -1350, -1 330, par Ptahmosé, un artiste sculpteur du règne du pharaon Akhénaton et de son épouse à la beauté légendaire Néfertiti. Lui aussi a laissé un « testament », gravé dans les parois de la grotte. Il aurait choisi de s’exiler loin de cette reine inaccessible à son amour, et il aurait fini ses jours dans cette vallée, devenant probablement aveugle car les gravures les plus récentes sont moins précises. C’est trop triste comme histoire !

Le fragment d’étoile, ainsi que les papyrus de Dimitrios, le soldat d’Alexandre le grand, ont été mis à l’abri dans les salles protégées des sous-sols du musée national du Caire, en attendant de livrer tous leurs secrets.

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John et Battushig, eux, passent des heures en ligne à spéculer sur le message incomplet de l’étoile. Et moi je pense surtout à Bucéphale, ce cheval prodigieux qui a fidèlement porté Alexandre dans ses conquêtes. Pourvu que Hannibal ne retrouve jamais sa trace !

Le « réseau » de Battushig, avec l’aide du professeur Temudjin, enquête sur les destinations et les itinéraires, à l’échelle du monde tel qu’il était connu à cette époque, sur lesquels Ptolémée aurait pu envoyer d’autres cavaliers pour éloigner les fragments du sceau de toute-puissance de la concupiscence des hommes. Monsieur Temudjin pense que Hannibal a dû suivre cette même logique et c’est pourquoi il s’est particulièrement intéressé à l’Égypte, conquise par Alexandre dans les premières années de son expédition. Et quels meilleurs guetteurs d’indices pour Hannibal que des moines, connaisseurs des langues anciennes, conservateurs de bibliothèques anciennes, et récepteurs de toutes les confessions ?

En parlant de moines, ça a été un fiasco. Le frère Kyrillos a été démis de ses fonctions par les autorités

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coptes, choquées après qu’elles aient écouté notre récit et visionné le film pris par John dans les caves de Saint Bishoy. Kyrillos a avoué qu’il s’était laissé corrompre, mais comme il a fait vœu de pénitence, et de silence, nous n’apprendrons rien de lui... Zacharias lui a disparu sans laisser de traces, ainsi que la fameuse mallette contenant un million de dollars !

Allez, je suis vivante et on s’en est bien sortis ! Pour nous détendre après toutes ces émotions, j’ai invité John à passer un week-end chez mes parents, qui sont rentrés tout heureux de leur voyage à Hawaï. Pendant que la vieille Simca nous emporte en cahotant joyeusement, je souris en nous imaginant déjà traverser l’oasis aux oiseaux à cheval, bavardant comme des pies et roucoulant comme des pigeons. Oh non, si ça continue, je vais finir par appeler John mon « piou-piou d’amour » !

Mais mon sourire aura été de courte durée. Car à la radio, la musique est brusquement interrompue par un flash spécial d’information :

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«  Un cambriolage a eu lieu cette nuit au musée national du Caire. Des pièces d’une grande valeur historique auraient disparu, mais la direction du musée refuse de divulguer des détails. Un seul des agents de sécurité assignés à la garde de nuit des sous-sols a survécu à l’agression des cambrioleurs, il est actuellement en soins intensifs et son pronostic vital serait engagé... »

Le regard de John se voile d’horreur. Il a compris comme moi que ce ne pouvait être que l’œuvre de Hannibal, et nous échangeons cette promesse muette que nous, le « réseau » et tous ceux qui accepteront de nous aider, nous ferons tout pour l’empêcher de poursuivre son projet maléfique !

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